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\
CHARLES MAURRAS
L'Avenir
AUGUSTE COMTE - LE ROMANTISME FÉ^
MADEMOISELLE MONK
DEUXIEME EDITION
PARIS
/vlbeRT fontemoing, éditeuî
4» RUE LE CfOFF (5*)
DigitizedbyCcolleCtion " MlN
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L'Avenir de rintelligence
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DU MÊME AUTEUR
Les Amants de Venise (George-Sand et Musset)
Portraits il 'après les médaillons de David d'Angers
*' Collection Minerva "
Jean IVforéas, étude littéraire.
Le Chemin de Paradis, contes philosophiques.
L'Idée de la Décentralisation, brochure.
Trois idées politiques : Chateaubriand, Michelet,.
Sainte-Beuve.
Enquête sur la Monarchie.
Anthinea (d'Athènes à Florence).
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
pIÙ frem^thifyen sw papier de Hollande, numérotés de 1 à 30»
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.\6
r^»"
CHARLES^MAURRAS
L'Avenir
de rinteUig:ence
AUGUSTE COMTE. -- LE ROMANTISME FÉMININ
MADEMOISELLE MONK
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
ALBERT FONTEMOING, ÉDITEUR
4, RUE LE GOFF (v"")
1905
l " Collection MINERVA
I
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i
I Y^A V„ '\*^P
l^'l
^ RENE-MARC FERRY
Q§ EN SOUVENIR DE « MINER VA »
QU IL A FONDEE ET DIRIGEE
Mon cher Ami, /hésitais bien à vous offrir ce petit
livre qui me vaudra la calomnie des pires et Vinat-
tention des meilleurs, qui ne sera pas lu par les in-
téressés, ou qui sera moqué par ceux qu'il voudrait
avertir. Mais vous êtes du petit nombre qui s'occupe
d^ avoir raison. Peu vous importe de savoir si nous
serons bien vieux ou si nous serons morts quand
r événement nous apportera son témoignage! Les
trois quarts de ces feuilles sont déjà tout à vous.
Vous me les avez demandées, en fondant Minerva
gzii les a publiées, vous avez voidu les voir recueillies
en volume. Tous les risques vous tentent. Je publie
ma reconnaissance et notre amitié.
Minerva na pas eu le sérieux bonheur de vieillir.
Mais cinq trimestres lui suffirent pour plaire et pour
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6 AVENIR DE L'INTELLIGENCE
déplaire considérablement. Du premier jour ^ elle eut
en partage V éclat. Minerva fut splendide. Vous lui
aviez donné tous les avantages extérieurs qui contri-
buent à rendre douce une bonne lecture; mais^ si fat
bien compris la manière dont fut dirigée Minerva,
ce qui manque de sohdité vous aurait déplu. Vous
vous appliquiez à produire des spécialités fortes^ ini-
tiant le grand public au dernier état des questions.
Dans son langage simple et clair^ Minerva voidait
rendre tour à tour les services dune Revue philoso-
phique, d'une Revue d'histoire, même d'une Revue
critique. Klle y mettait l'entrain et la verve de sa
jeunesse. Belle et vive^ enivrée des passions de Vintel-
ligencCy on peut dire qu'elle a aimé la justesse^ la raison
et la vérité. Très beaux mots à graver sur le marbre
dune épitaphe! Mais celle-ci comporte également de
très beaux noms. Vos collaborateurs furent en nombre^
et bien choisis. Vous aviez Paul Bourgetj et Maurice
Barrés. Vous aviez Maurice Croiset^ le général
Bonnal, Gebhart, Sorely Frantz Funck-Brentano.
Vous aviez Judet^ Moréas, Plessis et Lionel des Bieux.
Vous aviez Faguet et Bainville. Vous aviez Charles
le Goffic^ Pierre Gauthiez^ Henry Bordeaux. Le ciel,
qui vous avait conduit chez M. Albert Fontemoing,
paraissait disposé à répondre à vos soi?is habiles :
D'un dextre éclair...
Nous obtînmes notre miracle, A peine étions-nous
annoncés, le sol gallo-romain dune vieille ville de
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PRÉFACE 7
France s' entr' ouvrit^ et l'on vous informa qu'une P allas
de marbre y entière et fort bien conservée j venait d'être
rendue au jour. Le présage fut interprété comme
heureux. Il Pétait. La déesse tendrement invoquée^
assista la revue qui se publiait sous son nom. Elle
notis épargna les erreurs à la mode y en nous accor-
dant la connaissance et le sentiment de sa tradition.
Notre chimère fut de croire à la durée d'un coiip
de bonheur. Nous nous étions imaginé que Volivier
d'Attique et le laurier latin ^ unis à la mode française^
feraient immanquablement accourir les honnêtes
gens. Nous ne tenions pas compte d'un petit fait.
Les honnêtes gens étaient morts. Cette société polie
et cidtivée qui fut la parure et le charme de r an-
cienne vie de Paris n'existe plus. Les étrangers le
disent et l'écrivent depuis trente ans. Mais nous ne
voulions pas le croire. Plus que notés tous vous re-
fusiez cPaccepter pareille disgrâce. Votre optimisme
naturel nous pénétrait.
Tout compte fait, vous êtes trop bon pour votre
siècle^ mon cher ami. Examinons-le déplus près. Com-
mençons par ce qui subsiste du vieux monde français.
Nous ^rencontrerons des amateurs de musique, des col-
lectionneurs depeintui^e, d armes et d'autres bibelots.
L'histoire garde ses fidèles, et aussi la pure science.
Ce que nous aurons peine à trouver en %in siècle où
iotit le monde écrit et discute, ce qui ne s'y ren-
contre à peu près nulle part, c'est l'amour éclairé
1. Voyez, dans V Appendice /, VInvocation à Minerve.
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r
H AVENIR DE L'INTELLIGENCE
des h'tt7'es, à plus forte raison le goiU de la philoso-
phie . ^i7^ Discours sur la méthode ni TAugustinus
fia tiraient beaiicotip de lecteurs on même de lectrices
parmi nos personnes de qualité^ qui vont écouter
M. Ferdinand Brime tière. La notion d'un certain
jeu iiupérieifr de l'esprit est donc perdue complète-
m en/. Les livres, les vrais livres sont complètement dé-
laiss(*s, et voilà un bien mauvais signe! Je ne fais
for/ ni aux arts nia la science. Il est cependant vrai
que ces puissantes disciplines ont besoin des lettres
humaines. Exactement, elles en ont besoin pour se
pertser. Elles attendent de l'expression littéraire un
charme lumineux et une influence subliîne qui pa-
rai i^sent tenir à la dignité du langage plus encore qu'à
lu heauté magnifique du style. Les échecs, les rectds
du livre intéressent, au plus vif et au plus sensible,
notre civilisation : le goût, les 7nœurs, la pensée
rnêé/ie! Je voudrais jne tromper : mais, après tant de
sifules de vie intellectuelle très raffinée, une haute
r/asse française qui n'aime plus à lire me semble
/j/v's de son déclin.
On dit que la culture passe de droite à gauche, et
qu^nn monde neuf s est constitué. Cela est bien pos-
sih!p. Mais les nouveaux promus sont aussi des non-
veaffx venus, à moins qu'ils ne soient leurs clients
ofi hurs valets, et ces étrangers enrichis manquent
lerrihlement, les uns de gravité, de réflexion, sous
leur apparence pesante , et les autres, sous leur détes-
lahip faux vernis parisien y de légèreté, de vraie grâce.
Jf* trouve superficiel leur esprit si brutal! Si pratiques,
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Bgf i m^y ^^êtn
PRÉFACE 9
si souples, ils laissent échapper le cœur et la moelle
de tout. Comment ces gens-là auraient-ils un goût
sincère pour nos humanités? Qu^ est-ce qu'ils peuvent
en comprendre? Cela ne s"* apprend point à r Univer-
sité, Tous les grades du monde ne feront pas sentir
à ce critique juif, d'ailleurs é?n(dit, pénétrant, que,
dans Bérénice, « lieux charmants où mon cœur vous
avait adorée » est une façon de parler qui n'est
point banale, mais simple, émouvante et très belle.
Le mauvais gotU des nouveaux maîtres nous fait
descendre un peu plus bas que la inisticité ou la lé-
g ère té de V ancienne aristocratie. Eux aussi préfè-
rent au livre le salon de peinture et tart industriel.
Mais rendons-leur cette justice : un vieux tact mer-
cantile leur a donné le sentiment des valeurs person-
nelles. Nos Juifs se trompent rarement sur le prix
dune intelligence. Ils ne commettraient pas les er-
reurs, les oublis et ces confusions pitoyables où se
laisse égarer la bonne foi de nos amis.
Mais qu'importe, mon cher Ami? les barbares sont
les barbares, et nos amis sont nos amis! Même
aveugles, même un peu morts, c'était à eux que nous
destinions Minerva. Nous les aurions certainement
suspendus à noà feuilles, comme V exemple de /'Action
française* le prouve bien, si nous avions rempli tws
1. VAction françaiseesi la revue de philosophie politique publiée
sous la direction de M. Henri Vaugeois, et à laquelle collaborent
des nationalistes de toute origine : Léon de Montesquiou, Lucien
Moreau, Jacques Bainville, le marquis de la Tour du Pin, Louis
Dimier, Richard Cosse, Augustin Gochin, Lucien Corpechot, An-
toine Baumann, Robert Launay, Xavier de Magallon, Henri Mazet,
ainsi que l'auteur de ce livre.
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10 AVENIR DE LINTELLIGENCE
livraisons de la querelle des intérêts ou des sentiments
nationaux. Peut-être rendions-nous un service égal
en proposant dans Minerva des renseignements y des
clartés^ sur atitre chose que la politique pure. Notre
grande utilité était là. Une revue de tradition et de
sentiment purement français ^ mais libre ^ mais laïque
et qui se dévouerait à la seule littérature ! La dureté
des temps s'est opposée à ce beau rêve. Observez qu'il
en fut de même à peu près partout. De ti^ès grandes
publicationSy qui se distinguaient autrefois par
r étude et la méditation désintéressées ^ prennent la
croix ou le turban et partent pour la guerre. Cette
guerre doit être de première nécessité^ puisqu'on la
déclare de toute part et qu'il faut se jeter dans un
camp on dans Vautre. De longtemps^ on ne saura
plus se promener en discutant sous le plata/ne. Votre
gymnase de critiques^ d'historiens et de psychologues
eût été fréquenté aux matins de la préparation et
de rexercice. Aujourd'hui^ chacun s'est armé et
entraîné. Tout est prêt. A l'action! et je ne demande
pas mieux. Mais ce ne sera point sans tourner des
yeux de regret vers la noble palestre et le généreux
jientathle de Minerva. Écrivains et public y seraient
devenus meilleurs.
II
Nul esprit ne peut se flatter d'une connaissance
vraiment satisfaisante et certaine de l'avenir. Prévoir^
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PRÉFACE 11
essayer même de prévoir est une maladie du cœur.
Nous r avons reçue de nos mères avec les inquiétudes
que leur inspirait notre vie. Vavenir^ cest de la
crmrùe ou de fespérance. Mais on peut craindre à
Juste tit?*e et espérer à contresens. Où n atteint pas
la précision de la science^ F appréciation délicate du
jugement et de la raison^ un mélange d'intuition et
de calcul peuvent entrevoir et saisir ce que vaut pro-
messe ou menace. J'avouerai que le meilleur guide
en ces sortes d'enquêtes est encore un refrain du
poète de ma Provence : « L'amour mène et Fart
nous seconde. » Gardez-vous donc bien d'être dupe
de la sécheresse et du tour abstrait de ce petit livre.
La philosophie n'y parait que pour éclaircir et fixer
Je sentiment.
Heureux qui songe de sang- froid aux profonds
changements qui s'opèrent autour de nous! Je ne
^uis pas ce contemplateur altissime. Le spectacle est
trop beau et trop riche d' indications ^ n'y voulût-on
frémir que de l'enthousiasme de la curiosité. Mais
nous nen sommes plus^ ni vous, ni mot, mon cher
Ami, à la belle saison où l'œil ne peut se distinguer
des chaudes couleurs qu'il admire. Voici la vie,
r expérience. Et voicila faiblesse humaine enfin sentie.
La sensibilité se mêle à la pensée. Elle organise de
profonds retours stir nous-mêmes : ce mécanisme
des mœurs modernes qui s' institue! cette distribution
nouvelle des énergies, qui tend à effacer vie moyenne
et classes moyennes! ce char électrique qui passe,
re divisant le monde en plèbe et en patriciat! Il faut
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i2 AVENIR DE L'INTELLIGENCE
être siupide comme un conservateur ou naïf comme
un démocrate pour ne pas sentir quelles forces ten-
dent à dominer la Terre, Les yeux créés pour voir
ont déjà reconnu les deux antiques forcesmatérielles :
rOr^ le Sang.
En fait^ un homme d'aujourd'hui devrait se sentir
phts voiiiin du A'* siècle que du XVIIP. Quelques
centaints de familles sont devenues les maîtresses de
la planrte. Les esprits simples qui s écrient: Révol-
tons-nous, renversons-les, oublient que C expérience
de la rivolte a été faite en France^ il y a cent quinze
ans y et quen est-il sorti? De l'autorité des princes
de notre race^ nous avons passé sous la verge de
marchands d'or, qui sont d'une autre chair que nous,
teKt-ft'flire d'une autre langue et dune autre pensée.
Cet Or est sans doute une représentation de la Force,
mak dépourvue de la signature du fort. On peut
a.ssassiner le puissant qui abuse : F Or échappe à la
désignation et à la vengeance. Ténu et volatil, il est
impenonnel. Son règne est indifféremment celui d'un
ami ou d'un ennemi, d'un national ou diin étranger.
H sert éf/alement, sans que rien le trahisse, Paris,
Berlin, Jéntsalem. Cette domination, lapins absolue,
la moins responsable de toutes, est pourtant celle qui
j/réaufl dans les pays qui se déclarent avancés. E?i
Amérique elle commence à peser sur la religion, qui
ne lui échappe en Europe qu'en se plaçant sous la
tutelle du pouvoir politique, quand il est fondé sur
Iv Saufj.
SauË doute, le catholicisme résiste, et seiil : c'est
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PRÉFACE 13
pourquoi^ cette Église est partout inquiétée, pour-
suivie^ serrée de fort près. Chez nous, le Concordat
r enchaîne à F État qui, lui-même, est enchaîné à F Or,
et nos libres penseurs n^ont pas encore compris que
le dernier obstacle à l'impérialisme de F Or, le der-
nier fort des pensées libres est justement représenté
par F Église qu'ils accablent de vexations ! Elle est
bien le dernier organe autonome de F esprit pur. Une
intelligence sincère ne peut voir affaiblir le catholi-
cisme sans concevoir qu'elle est affaiblie avec lui :
c'est le spirituel qui baisse dans le monde, lui qui
régna sur les argentiers et les rois; c'est la force
brutale qui repart à la conquête de Funivers.
Heureusement, la force conquérante n'est pas
unique. Le Sang et FOr luttent entre eux, L'Intelli-
gence garde un pouvoir, celui de choisir, de nommer
le plus digne et défaire un vainqueur. Le gardera-t-elle
toujours ? Le gardera-t-elle longtemps ? Les idées sont
encore des forces par elles-mêmes. Mais dans vingt
ans? mais dans trente ans? S'il leur convient d'agir,
de produire une action d'éclat, elles seront sages
et prudentes de faire vite. L'avenir leur échappe,
hélas !
III
Cette position du problème gênera quelques char-
latans qui ont des intérêts à cacher tout ceci. Ils font
les dignes et les libres, alors qu'ils ont le mors en
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14 AVENIR DE L'INTELLIGENCE
honthe et le harnais an dos. Ils nient la servitude
pour en encaisser les profits, de la même manière qnHls
poussent aux révolutions pour émarger a la caisse du
Capital. Un critique vénal , qui dénonce la littérature
in duslrielle et qui la pratique , m'a déjà reproché de di-
mf/ftfcr la fonctiondes écrivains et de me montrer corn-
p/ahant envers les pouvoirs. Il faut répondre aux
i^ff^i'res par le mépris. Constater la puissance, ce nest
pm la subir, c'est se mettre en mesure de lui échapper.
Mais on la subit, au contraire, lorsqu'on la nie par
hipncrite vanité.
liiea n'est plus faux que la prof onde sécurité géfié-
raif\ Les promesses de barbarie et d'anarchie com-
pettsent largement les autres, et, la plupart de ceux qui
tf/sf'fU le contraire étant payés pour nous mentir, il
nr faut les entendre que pour les comprendre à rebours.
Ah ! que r Intelligence use vite de ce qui lui reste de
/fines! Qu'elle prenne parti! Qu'elle décide^ qu'elle
ityutrhe entre l'Usurier et le Prince, entre la Finance
f*i l'Épée! On Va vu :la nature des deux puissances
en conflit lui donne à elle, à elle seule, une facilité
surhumaine, le don féerique de créer ou de déter-
fHinf'r une belle chose, qiielque chose de purement,
trtunquement beau. Dans notre France des premières
a/iitrts du XX'' siècle, l'Intelligence peut préférer,
erjtaJfvr et par là faire triompher, aux dépens d'un
ifiélal ou d'un papier sans âme, la Force linnineuse
rf fa chaleur vivante, celle qui se montre et se nomme,
(fl/r qui dure et se transmet, celle qui connaît ses
arti's, qui les signe, qui en répond.
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PRÉFACE 15
Vovj divisible à r infini^ est aussi diviseur immense :
nulle patrie vHy résista. Je ne méconnais point
rittilité de la richesse pour Findividu. L'intérêt de
rhomme qui pense peut être cTûvoir beaucoup d'or,
mais Tinterêt de la pensée est de se rattacher à tme
patrie libre, telle que la peut seule maintenir théré-
ditaire vertu du Sang. Dans cette patrie libre, la
pensée réclame pareillement de Pordre, celui que le
Sang peut fonder et maintenir. Quand donc rhomme
qui pense aura sacrifié les commodités et les plaisirs
quil pourrait acheter à la passion de V ordre et de
la patrie, non seidement il aura bien mérité de sea
dieux, mais il se sera honoré devant les autres
hommes, il aura relevé son titre et sa condition.
Vestime ainsi gagnée rejaillira sur quiconque tient
une plume. Devenue le génie sauveur de la cité,
V Intelligence se sera sauvée elle-même de l'abîme où
descend notre art déconsidéré.
La seconde moitié de ce petit livre est un cahier
de notes relatives à t exécution de ce dessein.
Avant de réorganiser la France moderne, Vélite
des esprits français doit rétablir la discipline de sa
propre pensée. Comment? cela ne fait aucune dif-
ficulté pour les catholiques ; ceux qui veulent guérir
de misère logique n^ont qu'à utiliser les ressources
que leur présente F économie intime de leur religion.
Mais f ai résumé pour les autres la règle magnifique
instituée par le génie d'Auguste Comte sous le nom
de Positivisme.
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16 AVENIR DE L'INTELLIGENCE
Parce que la rigueur de cet appareil de redressement
peut faire dire aux esprits timides et aux cœurs
faibles : Mieux vaut le mal, j'ai fait suivre la traduc-
tion d'Auguste Comte de quelques études précises^
et faites sur le vif^ de ce mat romantique et révolu-
tionnaire. Mes doux monstres à tête de femmes
vl effraieront sans doute personne. Peut-être feront-ils
réfléchir un petit nombre d'intelligences libres et de
volontés courageuses.
Rien nest possible sans la réforme intellectuelle
de quelques-uns. Mais ce petit nombre d'élus doit bien
se dire que^ si la peste se communique par la simple
contagion^ la santé publique ne se recouvre pas de
même manière. Leurs progrès personnels ne suffiront
pas à déterminer un progrès des mœu7*s. Et d'ailleurs
ces favorisés^ fussent-ils les plus sages et les plus
puissants, ne sont que des vivants destinés à mourir
un jour; eux^ leurs actes et leurs exemples ne feront
jamais qu'un moment dans la vie de leur race, leur
éclair bienfaisant n'entr' ouvrira la nuit que pour la
refermer, s^ils n'essayent d'y concentrer en des insti-
tutions un peii moins éphémères qu'eux le battement
furtif de la minute heureuse quHls auront appelée
sagesse, mérite ou vertu. Seule, Finstitution, durable
à l'infini, fait durer le meilleur de nous. Par elle,
rhomme s'éternise : son acte bon se continue, se
consolide en habitudes qui se renouvellent sans cesse
dans les êtres nouveaux qui ouvrent les yeux à la
vie. Un beau mouvement se répète, se propage et
renaît ainsi indéfiniment. Si ton veut éviter un
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PRÉFACE 47
individnalisme qui ne convient qu'aux protestants^
LA QUESTION MORALE REDEVIENT QUESTION SOCIALE I pOÙlt
de modurs sans institutions. Le problème des mœurs
doit être ramené sous la dépendance de l'autre pro-
blème^ et ce dernier^ tout politique^ se rétablit au
premier plan de la réflexion des meilleurs.
Je n! ai pas essayé de résoudre ici ce problème. JeVai
supposé résolu. J'ai supposé ma solution démontrée^
oUj pour mieux dire^ mes démonstrations connues^.
Je me suis appliqué simplement à rendre confiance
à ceux qui, admettant cette solution pour la vraie,
concluent piteusement qu'elle n'est pas possible. Mon
chapitre finale Mademoiselle Monk, invite le lecteur
d. considérer la façon dont les événements se suivent
-dans la vie du monde, et tous les merveilleux partis
que l'industrie de l'homme peut en tirer. L'homme
d'action n'est qu'un ouvrier dont l'art consiste à
^'emparer de fortunes heureuses. Mais cette matière
première lui est donnée avec abondance et fertilité
à travers l'espace sans bornes, sur les flots sans
noînbre du temps.
Je comprends qu'un être isolé, n'ayant qu'un
cerveau et qu'un cœur, qui s'épuisent avec une misé-
rable vitesse, se décourage et, tôt ou tard, désespère
du lendemain. Mais une i^ace, une nation sont des sub-
stances sensiblement immortelles ! Elles disposent d'une
1. Mon ami M. Lucien Moreau me fait l'honneur de réunir en un
4iorps d'ouvrage, qui paraîtra bientôt, Tensembie de ces démonstra-
tions aujourd'hui dispersées dans V Enquête sur la Monarchie de la
Gazette de France et kV Action française.
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r
IS AVENIR DE L'INTELLIGENCE
réserve hu-pitisable de pensées^ de cœurs et de corps.
Une es fiérance collective ne petit donc pas être domp-
tée, Cluupî^ touffe tranchée reverdit plus forte et plus
ùe/le. Tùtii désespoir en politique est une sottise
absolue.
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L'Avenir de l'Intellig^ence
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L ILLUSION
Un écrivain bien médiocre, mais représentatif,
est devenu presque fameux pour ses crises d'en-
thousiasme toutes les fois qu'un membre de la
République des lettres se trouve touché, mort ou
vif, par les honneurs officiels. Tout lui sert de pré-
texte, remise de médaille, érection de statue, ou
pose de plaque. Pourvu que la cérémonie ait com-
porté des uniformes et des habits brodés, sa joie
naïve éclate en applaudissements.
— Y avez-vous pris garde? dit-il, les yeux serrés,
le chef de VÉtat s'était fait représenter. Nous avions
la moitié du Conseil des ministres et les deux pré-
fets. Tant de généraux ! Des régiments avec dra-
peau, des musiciens et leur bannière. Sans comp-
ter beaucoup de magistrats en hermine et de
professeuj's, ces derniers sans leur toge, ce qui est
malheureux. — Et les soldats faisaient la haie? —
Ils la faisaient. — En armes? — Vous l'avez dit. —
Mais que disait le peuple ? — 11 n'en croyait pas
ses cent yeux !
» Pareille chose ne se fût jamais vue voilà six-
vingt ans : des tambours, du canon et le déplacement
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22 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
des autorités pour un simple gratte-papier! Jadis,
un bon soldat, un digne commis aux gabelles
purent ambitionner ces honneurs; les auteurs, point.
Ces amuseurs n'étaient pris au sérieux que d'un
petit cercle condescendant.
» Grâce auxdieux, la corporation écrivante se trouve
égalée désormais aux premiers de TÉtat. Elle les
passe même tous. Ils ne sont que des membres, et
elle est leur tête superbe. Rien ne nous borne. Rien
ne nous manque non plus : nous avions les plaisirs
de la vie intellectuelle, il s'y ajoute la satisfaction
des grandeurs selon la chair, pouvoir et richesse.
Les Lettres et les Sciences mènent à tout. Comptez
combien d'anciens élèves de l'Ecole normale, de
rÉcole des Chartes ou de l'École des hautes études
devinrent présidents d'Assemblée, ministres d'État !
Nulle dignité ne nous pare, et c'est nous qui la
relevons quand nous daignons en accepter une.
^ Comment ne régnerions-nous pas? Le plus
certain des faits est que nous vivons sous un
|j; ouvemement d'opinion : or, cette opinion, nous
en sommes les extracteurs et les metteurs en
œuvre. Nous la dégageons de l'inconscient où elle
sommeille et nous la modelons en formules pleines
de vie. Mieux que cela. A la lettre, nous la faisons,
nous la mettons su monde. Par cette fille illustre,
simple et sonore répercussion de notre pensée, une
force des choses nous rend maîtres de tout.
» Il faut le dire sans surprise. La puissance que
nous exerçons est la seule bien légitime. Soyons
plutôt surpris qu'on lui mette une borne. Mais les
bornes disparaîtront. Le flot de notre fortune monte
toujours. Le règne de l'Esprit sur les multitudes
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L'ILLUSION . 23
s'annonce, le Dieu nouveau s'installe sur son trône
i^nmortel. Rangés sous je_s jiieds de ce monarque
définitif, lesT^orts des anciens jours, les débris des
|)ouvoi rs'înaté rielsdéjxuits^ ceux. qui représentaient
^oit l'énergie brutale, soit la ruse enrichie, sôit
rhéritâge perpétué de l'une ou de l'autre ou de leur
fiance, les dominateurs foudroyés en sont ^attendre
l^s_jordres que leur dicte notre .Sagesse. En lui fai-
sant la cour, en devenant nos plus diligents servi-
teurs, ils espèrent se laver des crimes passés. Voilà
qui vaut mieux que le rêve des premiers poètes. Le
fer du glaive n'est point changé en fer de charrue :
l'instrument se met au service d'un peu de subs-
tance pensante, il obéit aux injonctions de notre
encre d'imprimerie. N'en doutons plus, rendonsjus-
tice à l'aurore des temps nouveaux. »
— Et ce n'est qu'évidence pure ! » ajoute le simple
docteur, qui n'est point seul dans sa croyance :
dos esprits aussi dénués de candeur que M. Georges
Clemenceau osent écrire, peuvent écrire « que la
souveraineté de la force brutale est en voie de
disparaître et que nous nous acheminons, non sans
heurts, vers la souveraineté de l'intelligence. »
Je ne demande pas s'il faut souhaiter ce régime.
La dignité des esprits est de penser, de penser bien,
et ceux qui n'ont point réfléchi au véritable carac-
tère de cette dignité sont seuls flattés de la beauté
d'un rêve de domination. Les esprits avertis feront
la grirtiace et remercieront. Il ne s'agit pointde cela,
dans ce petit traité! Car, de quelque façon qu'on y
soit sensible, qu'on sourie d'aise on qu'on soitchoqué,
nulle conception de l'avenir n'est plus fausse, bien
qu'on nous la présente avec autant de netteté que de
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24 L'AVENIR DE LINTELLIGENCE
chaleur. Sans cloute les faits qui la fondent ont une
couleur de justesse. Mais est-ce qu'on les interprète
bien? Les comprend-on? Les voit-on même? Les
iiomme-t-on exactement?
Oui, la troupe suit le convoi des auteurs célèbres ;
on d(?core, on honore, on distingue aux frais du
Trésor ceux d'entre nous qui semblent s'élever du
commun. Ce sont des faits ; mais tous les faits
veulent être éclaircis par des faits antérieurs ou
contemporains, si Ton tient à les déchiffrer.
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■H
GRANDEUR ET DÉCADENCE
1. Grandeurs passées
Tout d'abord, précisons. Nous parlons de Tlntelli-
gence, comme on en parle à Saint-Pétersbourg, du
métier, de la profession, du parti, de l'Intelligence.
Il ne s'agit donc pas de l'influence que peut, en
tout temps, acquérir par sa puissance l'intelligence
d'un lettré, poète, orateur, philosophe; la magie de
la parole, la fécondité de la vie et de la pensée sont
des forces comme les autres ; si elles sont consi-
dérables ou servies par les circonstances, elles
entrent dans le jeu des autres forces humaines et
donnent le plus ou le moins suivant elles et sui-
vant le sort. Un juriste dirait : voilà des espèces,
Un^suisttk : des cas. Nous traitons du genre écri-
vain. ^^
Un saint Bernard, pénétrant un milieu quel-
conque, y agira toujours et, comme dit le peuple,
il y marquera à coup sûr. Un esprit de moitié
moins puissant que ne le fut celui de saint Ber-
nard, mais soutenu, servi par une puissante col-
lectivité telle que l'Eglise chrétienne, dégagera de
même, et dans tous les cas, une influence appré-
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26 L'AVBNm DE L'INTELLIGENCE
cîable. Mais le sort des individus d'exception,
fussent-ils gens de plume, et le sort des grandes
collectivités morales ou politiques dans lesquelles
un homme de lettres peut être enrôlé, n'est pas
ce que nous examinons à présent. Nous^ traitons de
la destinée commune aux hommes de lettres, du sort
de leur corporation et du lustre que lui valut le
travail des deux derniers siècles.
Ce lustre n'est pas contestable ; nous fîmes tous
fortune il y a quelque deux cents ans. Depuis lors,
avec tout le savoir-faire ou toute la maladresse du
monde, né bien ou mal, pauvre ou riche, entouré
ou seul, et de quelque congrégation ou de quelque
localité qu'il soit originaire, un homme dont on dit
qu'il écrit et qu'il se fait lire, celui qui est classé
dans la troupe des mandarins a reçu de ce fait
un petit surcroit de crédit. Avec ou sans talent il
circula, il avança plus aisément, car on s'écartait
devant lui comme autrefois devant un gentilhomme
ou devant un prôtre. Quelque chose lui vint qui
s'ajoutait à lui. On le craignit, on l'honora, on Tes-
tima, on le détesta; de tous ces sentiments fondus
en un seul s'exhalait une sorte d'estime amoureuse,
et jalouse pour le genre de pouvoir ou d'influence
que sa profession semblait comporter. 11 avait
l'auréole et, si quelque uniforme l'avait fait recon-
naître des populations, c'est h lui qu'on aurait fait
les meilleurs saints.
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2. Du XVt siècle au XV IW
L'histoire de notre ascension professionnelle a
été faite plusieurs fois. Il n'y a, je suppose, qu'à
en rappeler la rapidité foudroyante. Au xvii* siècle,
les dédicaces de Corneille, les sombres réticences de
La Bruyère, la triste et boudeuse formule du vieux
Malherbe, qu'un poète n'est pas plus utile à l'État
qu'un bon joueur de quilles, permettent de nous
définir la condition d'un homme qu'élevait et clas-
sait la seule force de son esprit.
On fera bien d'apprendre la langue du temps
avant de conclure d'une phrase ou d'une anecdote que
c'était une condition toute domestique. Ni l'éclat,
ni l'aisance, ni la décence, ni, à travers tous les
incidents naturels à une carrière quelconque, l'hon-
neur proprement dit n'y faisaient défaut. Le rang
était considérable, mais subordonné. LesLettres fai-
saient leujLfonction de p^nî^e^u inonde. Elles s'ef-^.
forçaient d'^aàpl^ nftfetxTs ' ^"^
générales^ Elles étaient les interprètes et comme
la^jvoix_Je l'amour, l'aiguillon du plaisir, l'enchan-
tement des^ lents hivers et des longues vieillesses;
l'homme d'Etat leur demandait ses distractions, et
le campagnard sa société préférée : elles ne préten-
daient rien gouverner encore.
La Renaissance avait admis un ordre de choses
plus souple et moins régulier; le roi Charles IX y
passait au poète Ronsard des familiarités que
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28 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
Louis XIV n'eût point souffertes. Cependant, au
xvi'' siècle comme au xvii% les orateurs, les philo-
sophes, les poètes observèrent les convenances
naturelles et, lorsqu'ils aeitèrcnt de la meilleure
constitution à donner à TEtat, c'était presque tou-
jours en évitant de rechercher l'application immé-
diate et la pratique sérieuse. Leurs esprits se
jouaient dans des combinaisons qu'ils sentaient
et nommaient fictives. Ils laissaient la politique
et la théologie à ceux qui en faisaient état. Tirons
notre exemple du plus délicat des sujets, de Tordre
religieux : Ronsard et ses amis pouvaient se réu-
nir pour offrir des libations à Bacchus 'et aux
Muses, et feindre môme de leur immoler un bouc
qu'ils chargeaient de bandelettes et de guirlandes;
quand il conte cette histoire de sa jeunesse, et d'un
temps où la querelle de religion n'existait pas encore,,
le poète a bien soin de spécifier que c'était pur
amusement; on n'avait pas songé, en se couronnant
des fleurs de la fable, à faire vraiment les païens,,
non plus qu'à s'écarter des doctrines de l'Évangile.
Voilà la mesure et le„ trait. Les Lettres sont un
noble exercice, l'art une fiction à laquelle l'es-
prit s'égaye en liberté. Les effets sur les mœurs sont
donc indirects et lointains. On les saisit à peine.
L'écrivain et l'artiste ne peuvent en tirer ni vanité
ni repentir. Ils en sont ignorants autant qu'inno-
cents. Plaire au public, se divertir entre eux, c'est le
but unique. La Fontaine ne savait guèrequesonlivre
de Contes eût fait songer à mal. Ils ne se doutent
qu'à demi de leur influence sur le public. S'ils dé-
terminent quelque altération ou quelque réforme,
on doit dire que c'est, en quelque sorte, à leur insu.
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3. Les lettres deviennent rois
^ft'c
^Ur, c'est, tout au contraire, la réforme, le chan-
gemeot des idées admises et des goûts établis qui
fut le but marqué des écrivains du xviu* siècle.
Leurs ouvrages décident des révolutions de TÉtat.
Ce n^st rien de le constater : il faut "voir qu'avant
d'obtenir cette autorité, ils l'ont visée, voulue, bri-
guée. Ce sont des mécontents. Ils apportent au
monde une liste de doléances, un plan de reconsti-
tution.
Mais ils sont aussitôt applaudis de ce coup d'au-
dace. Le génie et la modestie de leurs devanciers
du grand siècle avaient assuré leur crédit. On com-
mence par les prier de s'installer. On les supplie
ensuite de continuer leur ouvrage de destruction
réeîTeV de construction imaginaire. Et la vivacité,
l'esprit, réloquence de leurs critiques leur procure
la vogue. Jusqu'à quel point? Cela doit être mesuré
au degré de la tolérance dont Jean-Jacques réussit
à bénéficier. Il faut se rappeler ses manières, ses
goûts et toutes les tares de sa personne. Que la
société la plus parfaite de l'Europe, la première
ville du monde l'aient accueilli et l'aient choyé;
qu'il y ait été un homme à la mode ; qu'il y ait
figuré le pouvoir spirituel de l'époque ; qu'un peuple
tributaire de nos mœurs françaises, le pauvre peuple
de Pologne, lui ait demandé de rédiger à son usage
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30 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
une « constitution », cela en dit plus long que tout.
Charles-Quint ramassa, dit-on, le pinceau de Titien ;
mais, quand Titien peignait, il ne faisait que son
métier, auquel il excellait. Quand Rousseau écri-
vait, il usurpait les attributs du pHnce, ceux du
prêtre et ceux même du peuple entier, puisqu'il
n'était même point sujet du roi, ni membre d'au-
cun grand Etat militaire faisant quelque figure dans
l'Europe d'alors. L'élite politique et mondaine, une
élite morale, fit mieux que ramasser la plume de
Jean-Jacques ; elle baisa la trace de sa honte et de
ses folies; elle en imita tous les coups. Le bon plaisir
de cet homme ne connut de frontières que du côté
des gens de lettres, ses confrères et ses rivaux.
La royauté de Voltaire, celle du monde de l'En-
cyclopédie, ajoutées à cette popularité de Jean-
Jacques, établirent très fortement, pour une tren-
taine ou une quarantaine d'années, la dictature
générale de l'Écrit. Lxïcnt^ régna non comme ver-
tueux, ni comme juste, mais précisément comme
écrit. Il se fit nommer la Raison. Par gageure, cette
raison n'était d'accord ni avec les lois physiques
de la réalité, ni avec les lois logiques de la pensée:
contradictoire et irréelle dans tous ses termes, elle
déraisonnait et dénaturait les problèmes les mieux
posés. Nous aurons à y revenir : constatons que
l'absurde victoire de l'Ecrit fut complète. Lorsque
Tautorité royale disparut, elle ne céda point, comme
on le dit, à la souveraineté du peuple : le succes-
seur des Bourbons, c'est l'homme de lettres.
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4. L'abdication des anciens princes
Une petite troupe de philosophes prétendus croit
spirituel ou profond de contester Tinfluence des
idées, des systèmes et des mots dans la genèse de
la Révolution. Comment, se disent-ils, des idées,
pures, et sans corps, retentiraient-elles sur les faits
de la vie? Comment des rêves auraient-ils causé
une action? Quoiquecela se voie partout à peu près
chaque jour, ils le menBradicalement.
Cependant, aucun des événements publics qui
composent la trame de Thistoire moderne n*est com-
préhensible, ni concevable, si Ton n'admet pas qu'un
nouvel ordre de sentiments s'était introduit dans
les cœurs et affectait la vie pratique vers 1789 :
beaucoup de ceux qui avaient part à la conduite
des affaires nommaient leur droit un préjugé; ils
doutaient sérieusement de la justice de leur cause
et de la légitimité de cette œuvre de direction et de
gouvernement qu'ils avaient en charge publique.
Le sacrifice de Louis XVI représente à la perfection
le genre de cnlifte que firent alors toutes les têtes
du troupeau : avant d'être tranchées, elles se retran-
chèrent; on n'eut pas à les renverser, elles se lais-
sèrent tomber. Plus tard, l'abdication de Louis-
Philippe et le départ de ses deux fils Aumale et
Join ville, pourtant maîtres absolus des armées de
terre et de mer, montrent d*autres types très nets du
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32 L'AVENIR DÇ L'INTELLIGENCE
même doute de soi dans les consciences gouverne-
mentales. Ces hauts pouvoirs de fait, que Thérédité,
la gloire, l'intérêt général, la foi et les lois en
vigueur avaient constitués, cédaient, après la plus
molle des résistances, à de simples échauffourées.
La canonnade et la fusillade bien appliquées auraient
cependant sauvé Tordre et la patrie, en évitant à
rhumanité les deuils incomparables qui suivirent
et qui devaient suivre.
— Che coglione! disait le jeune Bonaparte au
. 10 août. Ce n est pas tout à fait le mot: niLouisXVI,
ni ses conseillers, ni ses fonctionnaires, ni Louis-
Philippe, ni ses fils n'étaient ce que disait Bona-
parte, ayant fait preuve d'énergie morale en
d'autres sujets, l^aisla Révolution s'était accomplie
dans les profondeurs de leur mentalité : depuis que
le philosophisme les avait pétris, ce n'étaient plus
eux qui régnaient; ce qui régnait sur eux, c'était
la littérature du siècle. Les vrais rois, les lettrés,
n'avaient eu qu'à paraître pour obtenir la pourpite
et se la partager.
/ L'époque révolutionnaire marque le plus haut
point de dictature littéraire. Quand on veut embras-
ser d'un mot la composition des trois assemblées
de la Révolution, quand on cherche pour ce ramas
de gentilshommes déclassés, d'anciens militaires,
et d'anciens capucins, un dénominateur qui leur soit
commun, c'est toujours à ce mot de lettrés qu'il faut
revenir. On peut trouver leur littérature frappée
de tous les signes de la caducité : temporellement,
elle triompha, gouverna et administra. Aucun Gou-
vernement ne fut plus littéraire. Des livres d'autre-
fois aux salons d'autrefois^ des salons aux projets
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1
GRANDEUR ET DÉCADENCE 33
<le réformes qui circulaient depuis 1750, de ces
papiers publics aux « Déclarations » successives, la
trace est continue : on arrange en texte des lois ce
qui avait été d'abord publié en volume. Les idées
dirigeantes sont les idées des philosophes. Si les
maîtres de la philosophie ne paraissent pas h la
tribune et aux affaires, c'est que, à Taurore de la
Révolution, ils sont morts presque tous. Les survi-
vants, au grand complet, viennent jouer leur bout
de rôle, avec les disciples des morts.
Le système de mœurs et d'institutions qu'ils
avaient combiné jadis dans le privé, ils l'imposaient
d'aplomb à la vie publique. Cette méthode eût
entraîné un très grand nombre de mutilations
et de destructions, alors même qu'elle eût servi
des idées justes : mais la plupart des idées d'alors
étaient inexactes. Nos lettrés furent donc induits à
n'épargner ni les choses ni les personnes. Je ne
perds pas mon temps à plaindre ceux que l'on fit
périr ; ils vivaient, c'étaient donc des condamnés
à mort. Malheureusement, on fit tomber avec eux
des institutions promises, par nature, à de plus
longues destinées.
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5. Napoléon
Si Ton considère en Napoléon le législateur et
le souverain, il faut saluer en lui un idéologue.
Il figure Thomme de lettres couronné. Comme il
'/ s'en vante, lui qui disait : Rousseau et moi, ce
membre de rinstitut continue la Révolution, et avec
.elle tout ce qu'a rêvé la littérature du xvm* siècle;
il le tourne en décrets, en articles de code. La Cons-
titution de Fan VIII, le Concordat, rAdministratioui
y ' bureaucratique reflètent constamment les idées à
la mode sur la fin de l'ancien régime. Mais, par un
miracle de sens pratique dont il faut avouer le
prix, Napoléon tira de ces rêveries sans solidité
une forte apparence de réalités consistantes.
Assurément tous nos malheurs découlent de
ces apparences menteuses : elles n'ont cessé de con-
trarier les profondes nécessités de Tordre réel.
Cependant nos phases de tranquillité provisoire
n'eurent point d'autres causes que l'accord très-
réel des fictions administratives avec les fictions
littéraires qui agitaient et dévoyaient tous les cer-
veaux. De la rencontre de ces deux fictions, et de
ces deux littératures, l'une officielle, l'autre privée,
naissait le sentiment, précaire mais réel, d'une
harmonie ou d'une convenance relative.
Nos pères ont appelé ce sentiment celui de
l'ordre. Ceux d'entre nous qui se sont demandé
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GRANDEUR ET DÉCADENCE 35^
comme Lamartine : cet ordre est-il V ordre ? et qui
ont dû répondre : non^ tiennent le rêveur prodigieux
qui confectionna ce faux ordre pour le plus grand
poète du romantisme français. Ils ajoutent : pour
le dernier des hommes d'Etat nationaux. Ils placent
Napoléon I" vingt coudées au-dessus de Jean-
Jacques et de Victor Hugo, mais plus de dix mille
au-dessous de M. de Peyronnet.
Il est vrai que Napoléon se présente sous un autre
aspect, si, du génie civil, qui, en lui, fut tout
poésie, on arrive à considérer le génie militaire.
Rien de plus opposé à la mauvaise littérature poli- '
tique et diplomatique que Napoléon chef d'armée :
rien de plus réaliste ni de plus positif; rien de
plus national. Comme les généraux de 1792, il
réveille, il stimule le fond guerrier de la nation;
lil aspire les éléments du composé français, les
assemble, heurte leur masse contre l'étranger; ainsi
il les éprouve, les unit et les fond. Les nouvelles
ressources du sentiment patriotique se révèlent,
elles se concentrent et, servies par Tautorité supé-
rieure du maître, opposent à l'idéologie des lettrés
un système imprévu de forces violentes. De ce côté,
Napoléon personnifie la réponse ironique et dure
des faits militaires du xix* siècle aux songes litté
raires du xvni*.
c
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6. Le XIX' siècle
Caractère général dn,^ xix* siècle : le courant
naturel de sa littérature cbqtinue les divagations
de Tâge précédent; mais la suite des faits mili-
taires, économiques et politiques contredit ces diva-
gations une à une.
Par exemple, considérez Thistoire des réalités
européennes après la Révolution. La littérature ré-
volutionnaire tendait à dissoudre les nations pour
constituer Tunité du genre humain, et les consé-
quences directes de la Révolution furent, hprs de
France, comme dans notre France, de rallumer'
partout le sentiment de chaque patrie particulière
et de précipiter la constitution des nationalités.
Mais les lettres allemandes, anglaises, italiennes,
slaves servirent, chacune dans son milieu natal,
ces violentes forces physiques, et la littérature
française du xix*^ siècle voulut favoriser au dehors
cet élan : mais, pour son compte, dans son esprit,
elle demeura cosmopolite et humanitaire. Elle
se prononçait, en France, à Tinverse de faits
français et étrangers qu'elle avait déterminés elle-
même ; elle n'utilisait les guerres de l'Empire
qu'au profit des idées de la Révolution. Les faits lui
offraient l'occasion d'un Risorgimento français : elle
l'évita avec soin.
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GRANDEUR ET DÉCADENCE 37
* Autre exemple : les lettrés du xviii* siècle
avaient fait décréter comçae éminemment raison-
nable, juste, proportionnée aux clartés de Tesprit
humain et aux droits de la conscience, une cer- |
taine législation du travail d'après laquelle tout
employeur, étant libre, et tout employé, ne Tétant
pas moins, devaient traiter leurs intérêts communs
d'homme à homme, d'égal à égal, sans pouvoir
se concerter ni se confédérer avec leurs pareils,
qu'ils fussent ouvriers ou patrons. Ce régime, qui
n'était pas assurément le meilleur en soi, qui était
même en soi détestable, paraissait néanmoins
applicable ou possible dans l'état où se trouvaient
les industries humaines aux environs de 1789 ou
de 1802 ; c^est à peine* si la moyenne industrie
avait fait son apparition, la grande industrie s'in-''
diquait faiblement, la très grande industrie n'exis-
tait pas encore. Un fait nouveau, l'un des faits que
Napoléon méconnut, la vapeur, stimula les trans-
formations. La législation littéraire de la Révolu-
tion et de Napoléon dut se heurter dès lors aux
difficultés les plus graves ; de gênante et de péril-
leuse pour l'avenir, ou de simplement immorale,
elle devint un danger immédiat, pressant, et vrai-
ment elle conspira contre l'ordre et la paix à l'in-
térieur. Car, dans la très grande industrie, le
patron personnel s'évanouit presque partout : il
fut remplacé par le mandataire d'un groupement ;
quel que fût, d'ailleurs, ce nouveau chef, il acqué-
rait, du fait des conditions nouvelles, une puis-
sance telle qu'on ne pouvait lui opposer sans ridi-
cule, comme un co-contractant sérieux, comme
un égal légal, le malheureux ouvrier d'usine perdu
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-38 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
au milieu de centaines ou de milliers d'individus
employés au même travail que lui, et de ceux qui
«'offraient pour remplaçants éventuels.
Les faits économiques, s'accumulanl ainsi, révé-
/ laient chaque jour le fonâ aBsîirde, odieux, fra-
gile, des fictions légales. D'autres idées» une autre
littérature, un autre esprit, auraient secondé des
^ feits aussi graves, mais les lettrés ne comprenaient
-du mouvement ouvrier que ce qu'il présentait de
révolutionnaire; au lieu de construire avec lui, ils
le contrariaient dans son œuvre édificatrice et le
stimulaient dans son effort destructeur. Considérant
comme un état tout naturel l'antagonisme issu de ^
leurs mauvaises lois, ils s'efforcèrent de l'ai^ir et ;
de le conduire aux violences. On peut nommer leur
attitude générale au cours du xix* siècle un désir
persistant d'anarchie et d'insurrection. Hugo et
Béranger donnaient à la force militaire française
un faux sens de libéralisme, et George Sand faus-
< «ait les justes doléances du orolétariat.
Ainsi tout ce qti entreprenait a utite ou de néces^
•saire la Force des choses, Flntelligence littéraire le
dévo:yait ou le contestait méthodiquement.
C'est le résumé de l'histoire du siècle dernier.
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^^ ^c A.,>
7. Premières atteintes
De ces deux pouvoirs en conflit, Intelligence et
Force, lequel a paru l'emporter au cours de ce
même siècle?
On n'y rencontre pas une influence comparable aux
•dictatures plénières du siècle précédent. On avait
dit le roi Voltaire, mais personne ne dit le roi
•Chateaubriand, qui ne rêva que de ce sceptre, ni le y
roi Lamartine, ni le roi Balzac, qui aspirait de
même à la tyrannie. On n'a pas dit le roi Hugo. Celui-
ci a dû se contenter du titre de « père », et de qui?
des poètes, des seules gens de son métier.
En outre, les souverains qui ont gouverné la
France après Napoléon se sont presque tous con-
formés à ses jugements, peu bienveillants, en
somme, sur ses confrères en idéologie. La Restau-
ration s'honora de la renaissance des Lettres pures; ,
elle les protégea, les favorisa d'un esprit si curieux
et si averti que c'était, par exemple, le jeune
Michelet qui allait donner des leçons d'histoire
aux Tuileries. Mais le Gouvernement n'en était '
plus à prendre au sérieux les pétarades d'un sous-
Voltaire. On le fît voira M. de Chateaubriand. Vil-
lèle lui fut préféré, Villèle qui n'était ni manieur
-de mots, ni semeur d'images brillantes, mais le
plus appliqué des politiques, le plus avisé des
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40 LAVExMR DE L'INTELLIGENCE
administrateurs, peut-être le meilleur citoyen de
son siècle.
Quoique fort respectueux envers Topinion, Louis-
Philippe montra une profonde indifférence envers
, ceux qui la font. 11 ne les craignit pas assez; en
s'appuyant sur les intérêts, il négligea impru-
demment Tappui de ceux qui savent orner et poé-
tiser le réel. Son fils aîné avait pratiqué ce grand
art, et la mort du duc d'Orléans, le 13 juillet 1842,.
fut un des malheurs qui permirent la révolution de
Février.
Le second Empire, qui adopta peu à peuune po-
litique toute contraire à l'égard des lettrés, en parut
châtié par le cours naturel des choses ; les hommes
de main, Persigny, Maupas, Saint-Arnaud, Morny,
marquent précisément l'heure de sa prospérité;
quand l'empereur se met à collaborer avec les diplo-
mates de journaux, qu'il s'enflamme avec eux pour
l'unité italienne ou s'unit à leurs vœux en faveur de
la Prusse, la décadence du régime se prononce^
la chute menace. Mais il faut prendre garde qu'un
Emile OUivier, plus tard un Gambetta, se donnaient*
déjà pour des patriciens : on les eût offensés en les
mettant dans la même compagnie que Rousseau.
Sous ces divers régimes, en effet, les lettrés purent
bien accéder au gouvernement. Ce n'était plusf la
littérature en personne qui devait régner sous leur
nom. Leur ambition commune était de se montrer,
avant tout, gens d'affaires et hommes d'aclioi).
Un trait les marque assez souvent, plus que
Bonaparte : c'est le profond dédain, qu'ils affichent,
dès la première minute du pouvoir, pour leur con-
dition de naguère ; c'est l'autorité rôgue, même un
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GRANDEUR ET DÉCADENCE 41
esprit d'hostilité dont ils sont animés envers leurs
compag nons d'hier . Ils les casent assurément, car le
cercle de leurs relations n'est étendu que de ce côté.
Ils s'entourent d'un personnel de leur origine ; mais,
cette origine, ils la renient volontiers, ils n'éprouvent
aucune piété particulière pour le fait de tenir une
plume, de mettre du noir sur du blanc. Ils se
croient renseignés sur ce que vaut la Pensée* et
toute Pensée, car ils se rappellent la leur. De
quel air, de quel ton, ce Guizot devenu président
du Conseil reçoit le pauvre Auguste Comte! Un
ancien secrétaire de rédaction à la République
Françake^ passé ministre des Affaires étrangères,
dit à qui veut l'entendre qu'il fait peu de cas des
journaux. Un journaliste, un écrivain qui a été élu
député aux élections dernières, étudie ses intona-
tions pour écraser d'anciens confrères : « Vous autres
ikéoriciens!...»
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LA DIFFICULTÉ
8. Les anciens privilégiée^ y
Du jour de leur élévation les nouveaux promus
ont fait une découverte. Us s'aperçoivent que tout
n'est pas dans les livres. Ils se disent que Texpé-
rience, l'habitude des hommes, le maniement de
grands intérêts sont des biens. Ils découvrent aussi
les antiques distinctions de vie et de mœurs, la
supériorité des manières : chez les femmes raffine-
ment et la culture souveraine du goût. Ils en font
aussitôt grand état et le laissent voir. Les anciens
privilégiés ne peuvent manquer d'y prendre garde
à leur tour et s'aperçoivent en même temps de leur
force. Avec ce sentiment se forme en eux quelque
dédain pour une espèce d'êtres autrefois redoutés,
qu'ils ne regardent bientôt plus qu'en bêtes cu-
rieuses.
Je ne prétends pas que, pendant les cinquante ou
soixante dernières années, le vieux monde français
ait su cultiver le dédain avec ce vif discernement
qui aurait égalé un profond calcul politique. La sa-
gesse eût été de réprimer de mauvais sourires et
de retenir des affronts qui furent souvent payés
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LA DIFFICULTÉ 43
cher. L'état inorganique de la société, Tinstabi-
lité des GouvjBrnements ne permettaient, de ce
côté, que des mouvements de passion. Ni politique
orientée, ni tradition suivie. Confrontée avec les par-
venus de rintelligence, la vieille France s'efforçait
de faire sentir et de maintenir son prix ; tout en les
accueillant parfois, elle fut loin de les subir, comme
elle avait subi le monde de l'Encyclopédie. Ces sau-
vages ne demandaient qu'à s'apprivoiser : ils étaient
donc moins intéressants à connaître. Ils la cher-
chaient: elle avait donc intérêt à se dérober; elle le
fit, plus d'une fois h aon dommage.
Cependant, une grande bonhomie, bien conforme
au caractère de la race, présida longtemps encore aux
relations, quand il s'en établit, entre les deux sphères.
Rien n'était plus ^ais^, 'au sens complet d'un mot
charmant, que l'accès de certaines demeures an-
ciennes et de leurs habitants fidèles aux mœurs
d'autrefois. La plus exquise des réciprocités, celle
du respect, faisait le fond de la politesse en usage.
Une vie parfaitement simple annulait, en pratique,
la plus voyante des inégalités, qui est celle des
biens. A l'idolâtrie, dont la fin de l'ancien régime
avait honoré le moindre mérite intellectuel, suc-
cédait un procédé beaucoup plus humain, qui avait
l'avantage de convenir aux esprits délicats,
qu'eût choqué l'excès de jadis. Un homme de
haute intelligence, mais sans naissance et sans
fortune, fut longtemps assuré de trouver dans les
classes supérieures de la nation cet accueil de plain-
pied, dont tout Français, né patricien, môme s'il est
du petit peuple, éprouve au plus haut point la né-
cessité, presque la nostalgie, pour peu qu'il se soit
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44 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
cultivé. Ce que M. Bourget appelle un désir de
sensations fines se trouvait ainsi satisfait par le
jeu de quelques aimables conjonctures. Le roman,
le théâtre, les Mémoires des deux premiers tiers de
ce siècle témoignent de cet état de mœurs, devenu à
peu près historique de notre temps, car il ne s'est
guère conservé qu'en certaines provinces.
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Littérature de cénacle^ ou de révolution
Mais, d'une part, rintelligence, d'autre part, la
Force des choses ayant continué de développer les
principes contraires dont chacune émanait, l'intel-
ligence française au xix** siècle poursuivait sa car-
rière d'ancienne reine détrônée, en se séparant de ■
plus en plus de cette autre reine vaincue, la haute
société française du même temps. Dès 1830, Sainte-
Beuve Ta bien noté, les salons d'autrefois se ferment.
C'est pour toujours. La France littéraire s'est isolée
ou révoltée. Elle a pensé, songé, écrit, je ne dis pas
toujours loin de la foule, mais toujours loin de son
public naturel : tantôt comme si elle était indifférente
à ce public et tantôt comme si elle lui était hostile.
Le romantisme avait produit une littérature de ce- '
nacle ou de révolution.
Le plus souvent, en effet, le romantisme ne se sou-
cia que du jugement d'un très petit monde d'initiés
faits pour goûter le rare, le particulier, l'exotique
et l'étrange. Les inûuences étrangères, surtout alle-
mandes ou anglaises, depuis Rousseau et M""® de
Staël, avaient agi sur certains cercles informés, plus
vivement que sur le reste du public. Ces nouveau-
tés choquèrent donc à titre double et triple le très
grand nombre des lecteurs fidèles au goût du pays,
qui ne voulurent accepter ni l'inconvenance, ni la
laideur. Et c'est pourquoi, de 1825 à 1857, c'est-à-
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46 L'AVBa«R DE L'INTELLIGENCE
dire de Sainte-Beuve et de Vigny à Baudelaire, et
de 1857 à_i 895, c'est-à-dire de Baudelaire à M. Huys-
mans et à Mallarmé, d'importants sous-groupes
de lettrés se détachent du monde qui achète et qui
lit, et se dévouent dans Tombre h la culture de ce
qu'ils ont fini par appeler leur hf/stériéCL ^
~La valeur propre de celte littérature, dite de
« tour d'ivoire », n'est pas à discuter ici. Elle exista,
elle creusa un premier fossé entre certains écri-
vains et Télite des lecteurs. Mais, du seul fait qu'elle
existait, par ses outrances, souvent assez ingénieuses,
parfois piquantes, toujours infiniment voyantes,
elle attira vers son orbite, sans les y enfermer, beau-
coup des écrivains que lisait un public moins rare.
On n'était plus tenu par le scrupule de choquer
une clientèle de gens de goût, et l'on fut stimulé par
le désir de ne pas déplaire à un petit monde d'ori-
ginaux extravagants.
Plus souciènie&intelligence (c'était le mot dont
on usait) que de jugement, la critique servait et
favorisait ce penchant; de sorte que, au lieu de se
corriger en se rapprochant des meilleurs modèles de
sa race et de sa tradition, un Gautier devenait de
plus en plus Gautier et abondait fatalement dans son
péché, qui était la manie de la description sans
mesure ; un Balzac, un Hugo ne s'efforçaient que
de se ressembler à eux-mêmes, c'est-à-dire de s^
distinguer par les caractères d'une excentricité qui
leur fût personnelle. L'intervalle devait s'accroître
entre le public moyen, bien élevé, lettré, et les écri-
vains que lui accordait le siècle. Ils commencèrent,
presque tous par être non pas méconnus, mais
déclarés bizarres et incompréhensibles. En tout
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LA DIFFICULTÉ 47
cas, peu de sympathie. Le talent pouvait intéresser
les professionnels et le très petit nombre des connais-
seurs; ceux-ci, sensibles aux défauts, n'ont jamais
témoigné beaucoup d'enthousiasme, et les profes-
sionnels ne composent pas un public, trop occupés
de l eur œuvr e propre p ouxjdonner granotemps aux
plaisirs^'admiration ou de critique désintéressée.
T!elte « littérature artiste » isola donc les maîtres
de Tintelligence.
Mais, quand ils ne s'isolaient point, ils faisaient pis,
ils s'insurgeaient. La communication qu'ils établis-
saient entre leur "pensée et celle du monde se
prononçait contre les forces dont ce monde était
soutenu. Le succès des romans de M"*" Sand, des
pamphlets de Lamennais, des histoires de Lamar-
tine et de Michelet, des deux principaux romans
de Victor Hugo, des Châtiments du même, leur
retentissement dans la conscience publique est un
fait évident; mais c'est un autre fait que ces livres
s'accompagnèrent de révolutions politiques ou
sociales, dont ils semblaient tantôt la justification
et tantôt la cause directe. Au total, dans la même
mesure où elles étaient populaires, nos Lettres se
manifestaient destructives des puissances de fait,
/^ela n'est pas de tous les âges. Ronsard et^
Malherbe, Corneille et Bossuet défendaient, en leur
Vtemps, l'État, le roi, la patrie, la propriété, la
] famille et la religion. Les Lettres romantiques
1 attaquaient les lois ou l'État, la discipline publique
/ ^t privée, la patrie, la famille et la propriété; une
/ condition presque unique de leur succès parut être |
Vde plaire à l'opposition, de travailler à l'anarchie. ;
Le talent, le talent heureux, applaudi, semblait
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48 L'AVENIR DE L'INTELLIGExNCE
alors ne pouvoir être que subversif. De là, une
grande inquiétude à Tendroit des livres français. Tout
ce qui entrait comme un élément dans les forces
publiques, quiconque même en relevait par quelque
endroit, ne pouvait se défendre d^un sentiment de
méfiance instinctive et de trouble obscur. L'Intel-
ligence fut considérée comme un explosif, et celui
qui vivait de son intelligence en apparut l'ennemi
né de Tordre réel. Ces méfaits étant évidents et tan-
gibles, la pensée des bienfaits possibles diminua.
Les intérêts qui sont vivants se mettaient en défense
contre les menaces d'un rêve audacieux.
Certes on craignit ce rêve. Mais il y eut dans
cette crainte tant de haine qu'au moindre prétexte
elle put se changer en mésestime.
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10. La bibliothèque du duc de Brécé
r
Les Lettres furent donc. sensiblement délaissées,
|)artie comme trop difficiles et partie comme dan- 1 /
^ereîis'es. On bâilla sa vie autrement qu'un livre à/
la main, Ton se passionna pour des jeux auxquels
l'intelligence avait une part moins directe. Il arriva
ce dont M. Anatole France s'est malignement ré-
joui dans une page de son Histoire contemporaine,
La bibliothèque des symboliques ducs de Brécé, qui
^vait accueilli tous les grands livres duxvm'' siècle,
ne posséda que la dixième partie de ceux du com-
mencement du xix% Chateaubriand^ Guizot^ Mar-
change/,,. ; quant aux ouvrages publiés depuis 1850
environ, elle acquit « deux ou trois brochures dé-
« braillées, relatives à Pie IX et au pouvoir tempo-
« rel, deux ou trois volumes déguenillés de romans,
« un panégyrique de Jeanne d'Arc... et quelques
« ouvrages de dévotion pour dames du monde* ».
On peut nous raconter que c'est la faute aux
Jésuites, éducateurs des jeunes ducs grâce à la loi
Falloux ; on peut crier à la frivolité croissante des
hautes classes y pour peu que l'on raisonne au lieu
<le gémir, il faut tenir compte de la nature révolu-
1. Histoii'e Contemporaine, V Anneau cV Améthyste, par M. Anatole
Frasce, p. "74, 75, 76 (Paris, Galmann Lévy).
4
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50
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
tionnaire ou cénaculaire des Lettres du siècle der-
nier.
La bonne société d'un vaste pays ne peut rai-
sonnablement donner son concours actif à un
1 tissu de déclamations .anarchiques ou de crypto-
grammes abstrus. Elle est faite exactement pour
encourager tous les luxes, sauf celui-là. Le sens
national, Tesprit traditionnel était deux fois choqué
par ces nouvelles directions de Tintelligence : il
n'est point permis d'oublier que les Lettres fran-
çaises furent jadis profondément conservatrices,
alors même qu'elles chantaient des airs de fronde ;
favorables à la vie de société, alors qu'elles péné-
traient le plus secret labyrinthe du cœur humain.
BB:,'
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li. Le progrès matériel et ses répercussions
J^!tatelligence renci)»traîl, vers le même temps,
son adversaire lîéfinitif dans les forces que ies-dé-
couvertès nôuveltes^ tiraient du pays.
Ces forces sont évidemment de Tordre matériel.
Mais je ne sais pourquoi nos moralistes affectent le
mépris de cette matière, qui est ce dont tout est
formé. Le seul mot de progrès matériel les effa-
rouche. Les développements de Tindustrie, du
commerce et de l'agriculture, sous l'impulsion de
la science et du machinisme, l'énorme translation
économique qu'ils ont provoquée, l'essor financier
qui en résulte, l'activité générale que cela repré-
sente, l'extension de la vie, la multiplication et
l'accroissement des fortunes, particulièrement des
fortunes mobilières, sont des faits de la qualité
la plus haute. On peut les redouter pour telle et
telle de leurs conséquences possibles. Plus on
examine ces faits en eux-mêmes, moins on trouve
qu'il y ait lieu de leur infliger un blâme quel-
conque ou de les affecter du moindre coefficient
de mélancolie.
Ca r d'ab ord ils se moquent de nos sentiments
et de nos jugements, auxquels ils échappent par
jiéfinîtîon'. Puis,' dans le cas où on leur prête-
. rait une vie morale et une conscience personnelle,
on s'aperçoit qu'ils sont innocents de la faute qu'on
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:52 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
leurimpule.JElle ne vient pas d'eux, mais de Tordre
mauvais sous lequel ils sont nés, des lois défec-
tueuses qui les ont régis, d'un fâcheux état du
pays et surtout de la niaiserie des idées à la mode.
Combinés avec tant d'éléments pernicieux, c'est
merveille que d'aussi grands faits n'aient point
déterminé des situations plus pénibles. Ils ne ren-
'Contraient ni institutions, ni esprit public. A peine
des mœurs. L'organe mental et politique, destiné
à les diriger, ou leur manquait totalement ou
«'employait à les égarer méthodiquement. De là
beaucoup de vices communs à toute force dont
l'éducation n'est point faite, et qui cherche en
tâtonnant ses régulateurs. Une force moindre se
fût perdue dans cette recherche, qui continue encore
'énergiquement aujourd'hui. L'organisation du tra-
. vail moderne et des affaires modernes n'existe pas
i-du tout; mais ce travail éparpillé et ces affaires en
^désordre tj^moignent de l'activité fiévreuse du
iiemps : orageux gâchis créateur.
Il crée, depuis cinquante ans, d'immenses ri-
chesses, en sorte que le niveau commun de la
consommation générale s accroît, que l'argent cir-
cule très vite, que les anciennes réserves de capi-
tal se détruisent si l'on n'a soin de les renouveler.
iLes besoins augmentent de tous côtés et ils se satis-
font autour de nousst largement, que, surtout dans
les villes, l'on sent une mauvaise honte à rester en
•dehors de ce mouvement général. D'un bout à l'autre
de la nation, la première simplicité de vie disparait.
Qui possède est nécessairement amené à prendre
^apart des infinies facilités d'usufruit qui le tentent.
€e n'est pas simple désir de jouir, ni simple plaisir
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LA DIFFICULTÉ 53-
à jouir ; c'est aussi habitude, courant de vie, en-
traînante contagion. Ce progrès dans le sens de^
l'abondance ne pouvait d'ailleurs se produire sans,
de nombreuses promotions d'hommes nouveaux.
aux bénéfices de la vie la plus large, ces promus
ne pouvaient manquer aux habitudes de faste un
peu insolent qui, de tout temps, les ont marqués.
Mais, trait bien propre à ce temps-ci, le faste n'est
plus composé, comme autrefois, d'un certain nombre^
de superfluités faciles à dédaigner ni les objets du
luxe proprement dit. Le nouveau luxe en son prin-
cipe fut un accroissement du confortable, un amé-
nagement plus intelligent de la vie, le moyen de-
valoir plus, d'agir davantage, la multiplication des
facilités du pouvoir. Pour prendre un exemple, com-
parez donc un riche d'aujourd'hui en état de se
déplacer à sa guise à cet homme prisonnier du
coin de son feu par économie ou par pauvreté; la.
faculté de voyager instituera bientôt des différences^
personnelles : bientôt, au bénéfice du premier, que
de supériorités écrasantes !
On se demande ce que fût devenue l'ancienne
société française si elle s'en était tenue à ses
vieilles mœurs.
Ou seTésorber dans les rangs inférieurs, ou se
plier à Ta coutume conquérante, elle ne put choi-
sir qu'entre ces deux partis. Pour se garder et pour-
conserver crédit ou puissance, il lui fallut adopter
à bien des égards la manière éclatante des par-
venus. Le mariage, l'agriculture, certaines indus-
tries, et quelquefois telle spéculation heureuse se^
chargèrent de pourvoir aux besoins qui devenaient
disproportionnés. Le Turcaret moderne disposait de
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54 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
l'avantage du nombre et d'autres supériorités qu'il
fit sonner et qui le servirent. Il arriva donc que
l'argent, qui eut jadis pour effet de niveler les
distinctions de classe et de société, accentua les
anciennes. séparations oujglutôt^^^n creusa de toutes
nouvelles. Il s'établit notamment de grandes dis-
tances entre l'Intelligence française et les repré-
sentants dejlntérôt français, de la Force française,
ceux de la veille ou ceux du jour. Une vie aristo-
cratique et sévèrement distinguée était née de
lalliance de certaines forces d'argent avec la plu-
part des noms de la vieille France : incorporelle
de sa nature, incapable de posséder ni d'adminis-
trer l'ordre matériel, l'Intelligence pénètre en visi-
teuse cette nouvelle vie et ce monde nouveau, elle
peut s'y mêler, et même y fréquenter ; elle coni-
mence à s'apercevoir qu'elle n'en est point.
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12. Le barrage
Voici donc la situation.
LTnÏÏusïrieet son machinismeont fait abonder lari-
chesse, et Ta rîcTiesse acompliqué la vie matérielle des
ha utes classes fr ançaises. Cette vie est donc devenue
de plus en plus différente de la vie des autres classes.
Différence qui tend encore à s'accentuer. Les besoins
satisfaits établissent des habitudes et engendrent
d'autres besoins. Besoins nouveaux de plus en plus
coûteux, habitudes de plus en plus recherchées, et
qui finissent par établir des barrages dont l'impor-
tance augmente. Tantôt rejetés en deçà de cette
limite, tantôt emportés par dessus, les individus
qui y passent se succèdent avec plus ou moins
de rapidité; en dépit de ces accidents personnels,
les distances sociales s'allongent sans cesse. Ni au-
jourd'hui ni jamais, larichesse ne ^MÏ&ih classer un
homme : mais, aujourd'hui plus que jamais, la pau-
vreté le déclasse. Non point seulement s'il est pauvre,
mais s'il est de petite fortune et que le parasitisme
ou la servitude lui fasse horreur, le mérite intellect
4uel se voit rejeté et exclu .d'un certain cercle de
vie.
Il n'en doit accuser ni les hommes^ ni les idées,
fii les sentî:ments. Aucun préjugé n'est coupable, ni
aucune tradition. C'est la vie générale qui marche
d'un tel pas qu'il est absolument hors de ses moyens
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56 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
de la suivre, pour peu qu'il veuille y figurer à sou
honneur. Il la visite en étranger, à litre de cu-
rieux ou de curiosité*. Absent pour l'ordinaire, on
le traite en absent : c'est-à-dire que des mœurs qui
se fondent sans lui font abstraction de sa personne,
de son pouvoir, de sa fonction. On Tignore, et c'est
en suite de l'ignorance dans laquelle il a permis-
de le laisser qu'on en vient à le négliger. De la
négligence au dédain, ce n'est qu'une nuance que
la facilité et les malignités de la conversation ont
fait franchir avant que personne y prenne garde.
Au temps où la vie reste simple, la distinction de
l'Intelligence affranchit et élève môme dans Tordre
matériel; mais, quand la vie s'est compliquée, le
jeu naturel des complications ôte à ce genre de
mérite sa liberté, sa force : il a besoin pour se pro-
duire d'autre chose que de lui-môme et, justement,,
de ce qu'il n'a pas.
Les intéressés, avertis par les regards et par les ru-
meurs, en conviennent parfois entre eux. Mais leur
découverte est récente, parce que d'autres phéno-
mènes, plus anciens et tout contraires en apparence,
empêchaient de voir ceJui-ci.
Examinons ces apparences qui ne trompent plus.
i. C'est la condition des écrivains mariés qui permettrait d'ap-
précier avec la rigueur nécessaire le sens de cette distinction. La
Bruyère disait, ce qui cessa peut-être d'être absolument vrai dan&
une courte période, à Tapogée de l'Intelligence, et ce qui redevient
d'une vérité chaque jour plus claire : « Un homm« libre et qui n'a
point de femme, s'il a quelque esprit, peut s'élever au-dessus de
sa fortune, se mêler dans le monde et aller de pair avec les plus
honnêtes gens : cela est moins facile à celui qui est engagé : il
semble que le mariage met tout le monde dans son ordre. » Et, si
cela redevient vrai, il faut donc que des ordres tendent à se con-
solider ? Tout l'indique.
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13. Vindiisùne littéraire
Pour les mieux voir, supposons-nous plus jeunes-
d-un siècle et demi environ. Supposons que, dans
la seconde moitié du xviii'' siècle, le monde des ducs^
de Brécé, avec la clientèle à laquelle ils donnaient
le ton de la mode, se fût détourné des plaisirs de
littérature et de philosophie. Celte défaveur se serait
traduite tout aussitôt par ce que nous appellerions
aujourd'hui une crise de librairie. Constatons que
rien de pareil ne s'est produit de nos jours, sauf
depuis une dizaine d'années et pour des causes qui
n'ont guère à voir avec tout ceci ; dans la seconde
moitié du xix" siècle, les personnes de qualité ont
pu renoncer au livre ou se mettre à lire plus molle-
ment sans que fa librairie ^n fût impressionnée.
Ces personnes ne forment donc plus qu'un ilôt négli-
geable dans rénorme masse qui lit.
Et celte masse lit parce qu'elle a besoin de lire,
d'abord en vertu des conditions nouvelles de la vie
qui l'ont obligée à apprendre à lire. Ayant appris à
lire, elle a dû chercher dans cette acquisition nou-
velle autre chose que le moyen de satisfaire à la
nécessité immédiate; elle a demandé à la lecture
des émotions, des divertissements, de quoi sortir
du cercle de ses travaux, de quoi se passionner et
de quoi jouer. Le genre humain joue toujours avec
ses outils. Et, du fait de ce jeu, ce qu'on appelle
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58 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
le public s'est donc trouvé soudainement et infini-
ment étendu. L'instruction primaire, la caserne, le
petit journal paraissent des institutions assez solides
pour qu'on soit assuré de la consistance et de la
perpétuité de ce public nouveau. Il s'étendra peut-
être encore. Dans tous les cas, aussi longtemps que
la civilisation universelle subsistera dans les grandes
lignes que nous lui voyons aujourd'hui, la lecture
ou une occupation analogue est appelée à demeurer
l'un de ses organes vitaux. On pourra simplifier et
généraliser les modes de lecture, au moyen de
graphophones perfectionnés. L'essentiel en demeu-
rera. II subsistera, d'une part, une foule attentive,
ce qui ne veut pas dire crédule ni même croyante,
et, d'autre part, des hommes préposés à la rensei-
gner, à la conseiller et à la distraire.
Un débouché immense fut ainsi offert à la nation
des écrivains. Bien avant le milieu du siècle, ils
se sont aperçu qu'on pouvait fonder un commerce,
et la littérature dite industrielle s'organisa. On usa
dé sa plume et de sa pensée, comme de son blé ou
de son vin, de son cuivre ou de son charbon. Vivre
en écrivant devint « la seule devise », observait le
clairvoyant Sainte-Beuve*. Le théâtre et le roman
1. Bien qu'un peu polémique de ton, l'article de Sainte-Beuve
sur la Littérature industrielle contient des vues de prophète. On
le trouvera au deuxième volume des Portraits contemporains (Paris,
Calmann Lévy). « De tout temps, la littérature industrielle a existé.
Depuis qu'on imprime surtout, on a écrit pour vivre. . En général
pourtant, surtout en France, dans le cours duxviretdu xviir siècle,
des idées de liberté et de désintéressement étaient à bon droit atta-
chées aux belles œuvres.» On avait sous la Restauration gardé des
a habitudes généreuses ou spécieuses », un « fonds de préjugés un
peu délicats » ; « mais, depuis, l'organisation purement mercantile
a prévalu, surtout dans la presse». « Ensemble dont l'impression est
douloureuse, dont le résultat révolte de plus en plus. y> La pensée
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LA DIFFICULTE 59
surtout passèrent pour ouvrir une fructueuse car-
rière. Mais la poésie elle-même distribua ce qu'on
appelle la richesse, puisqu'elle la procura simul-
tanément à Lamartine et à Hugo. Ni Alexandre
Dumas, ni Zola, ni Ponson du Terrail, dont les
profits furent donnés pour fantastiques, n'ont dépassé
sur ce point les deux grands poè tes. J-^ vraie gloire
étant évaluée en argent y j£s^. su ccès d'argent, en
reçurent^ pap-une e5pèce-tle-«eflet> Jes^ faussfis cou-
leurs de la gloire.
est «altérée », l'expression en est « dénaturée », voilà le sentiment
de Sainte-Beuve, dès 1839.
j
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14. Très petite industrie
En tout cas, ces succès permirent à Thomme de
, lettres de se dire qu'il assurait désormais son indé-
pendance, ce qui est théoriquement possible, quoique
de pratique assez difficile; mais, quand il se flattait
de maintenir ainsi la prépondérance de sa personne
et de sa qualité, il se heurtait à. Timpossible.
/La faveur d'un salon, d'un grand personnage,
I d'une classe puissante et organisée, constituait jadis
^ une force morale qui n'était pas sans solidité ; cela
1 représentait des pouvoirs définis, un concours éner-
'vgique, une protection sérieuse. Au contraire, que
signifient les cent mille lecteurs de M. Ohnet, sinon
la plus diffuse et la plus molle, la plus fugitive et
la plus incolore des popularités? Un peu de bruit
matériel, rien de plus, sinon de l'argent.
Comptons-le, cet j|,rgent. Nous verrons qu'il est
loin de constituer une force qui permette à son pos-
sesseur d'accéder à la vie supérieure de la nation, de
manière à ne rencontrer, dans sa sphère nouvelle^
que des égaux. 11 se heurtera constamment à des
puissances matérielles infiniment plus fortes que la
sienne. Les sommes d'argent que représente son
gain peuvent être considérables, soit à son point
de vue, soit à celui de ses confrères. Mais l'argen-
tier de profession, qui est à la tête de la société
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LA DIFFICULTÉ 61
moderne, ne peut que les prendre en pitié ^
Un moraliste qui se montre pénétrant toutes
les fois que, laissant à part ses systèmes, il se place
devant les choses, M. Georges Fonsegrive, a remar-
qué que le plus gros profit de Tinduslrie litté-
raire de notre temps est revenu à M. Emile Zola.
Mais ce profit, évalué au chiffre de deux ou trois
millions, est de beaucoup inférieur à la moyenne
des bénéfices réalisés dans le même temps, et à
succès égal, par les Zola du sucre, du coton, du
chemin de fer. C'est par dizaines de millions que
se chiffre en effet la fortune du grand sucrier, ou
^ du grand métallurgiste. En tant qu'affaire pure,
J\, la littérature est donc une mauvaise affaire et les
^^^ A-littérateurs sont de très petits fabricants. 11 est même
V- certain que, les Zola des denrées coloniales et de
^ la pharmacie réalisant des bénéfices dix et cent
fois supérieurs k ceux des Menier et des Géraudel
de la littérature, ces derniers sont condamnés à
subir, toujours au point de vue argent, ou le dé-
dain, ou la protection des premiers. La hauteur à
laquelle les parvenus deTindustrie proprement dite
auront placé leur vie normale dépassera toujours
le niveau accessible à la maigre industrie littéraire.
L^ médiocrité est le partage des meilleurs mar-
chands de copie. S'ils s'en contentent, ils gagnent
de rester entiers, mais ils se retirent d'un monde
où leur fortune ne les soutient plus. Ils s'y laissent
donc oublier et perdent leur rang d'autrefois. Ils le
perdent encore s'ils se décident à rester, malgré
1. La page qu'on va lire a été publiée en 1903; j'ai cru devoir n'y
rien changer.
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62 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
l'infériorité de leurs ressources : ils reviennent à la
servitude, au parasitisme, à la déconsidération, bref
à tout ce qu'ils se flattaient d'éviter en vivant des-
produits de leur industrie : mais ils n'y auront plus,
le rang honorable des parents pauvres que l'on
aide, ce seront des intrus qu'on subventionne par
sottise ou par terreur.
Et voilà bien, du reste, ce que craignent les plus-
indépendants; ils mettent toute leur habileté, toute
leur souplesse à s^en défendre. Pendant que l'on envie
l'autorité mondaine ou le rang social conquis d'une
plume féconde, ces heureux parvenus de la littéra-
ture ne songent souvent qu'au problème difficile de-
concilier le souci de leur dignité et le montant de
leur fortune avec les exigences d'un milieu social
qu'il leur faut parfois traverser. Exercice assez
comparable à celui qui consiste à couvrir d'encre
noire les grisailles d'un vieux chapeau et qui n'est
ni moins laborieux ni moins compliqué. Oblique-
prolongement de la vie de bohème.
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^
15. Le socialisme
On me dit que le socialisme arrangera tout.
Lorsque le mineur deviendra propriétaire de la
mine, Thomme de lettres recevra la propriété des
instruments de publicité qui sont affectés à. son
industrie ; il cessera d'être exploité par son libraire;
son directeur de journal ou son directeur de revue
ne s'engraisseront plus du fruit de ses veilles,
le produit intégral lui en sera versé.
Devant ce rêve, il est permis d'être sceptique ou
d'être inquiet. Je suis scept ique, si la division_du
travail est maintenue : car, de tout temps, les Ordres
gj ctifSy ceux qui achètent, vendent, rétribuent et
encaiss ent, se sont très largement payés des peines
qji!i_ls ont prises pour faire valoir les travaux des
jauvres Ordres contemplatifs ; s'il y a des libraires
ou des directeurs dans la chiourme socialiste, ils-
feront ce qu'ont fait leurs confrères de tous les-
tjemps : avec justice s'ils sont justes, injustement
dans l'autre cas, qui n'est pas le moins naturel.
Mais, si l'on m'annonce qu'il n'y aura plus ni
libraires ni directeurs, c'est pour le coup que je
me__sfîntirai inquiet : car qu'est-ce qui va m'ar-
river? Est-ce quelle ^^ spcjalisme m'obligera à
devenir mon propreubraire^? Serai-je en même
temps écrivain, directeur de journal, directeur de
Irevue, et, dieux du ciel ! maître-imprimeur? J'honore-
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^4 . L'AVENIR DE LINTELLIGENCE
-ces professions. Mais je ne m'y connais ni aptitude,
ni talent, ni goût, et je remercie les personnes qui
veulent bien tenir ma place dans ces fonctions et
s*y faire mes intendants pour Theureuse décharge
que leur activité daigne me procurer; la seule
-chose que je leur demande, quand traités sont si-
gnés et comptes réglés, est de faire au mieux leurs
affaires, pour se mêler le moins possible de la
mienne qui n'est que de mener à bien ma pensée
ou ma rêverie.
Ces messieurs ne feraient rien sans nous, assu-
rément! Mais qu'est-ce que nous ferions sans eux?
L'histoire entière montre que, sauf des exceptions
aussi merveilleuses que rares, les deux classes, les
•deux natures d'individus sont tranchées et irréduc-
tibles l'une à l'autre* Ne les mêlons pas. Un véri-
table écrivain doué pour faire sa fortune sera toujours
bien distancé par un bon imprimeur ou un bon
marchand de papier également doué pour le même
destin. Le régime socialiste ne peut pas changer
grand'chose à cette loi de la nature : il y a là, non
point des quantités fixées qui peuvent varier avec
les conditions économiques et politiques, mais un
rapport psychologique qui se maintient quand les
-quantités se déplacent.
Qu'espèrent les socialistes de leur système ? Un
peu plus de justice, un peu plus 'd'égalité? je le
veux. Mais, que la justice et l'égalité abondent ou
bien qu'elles se raréfient dans la vie d'un État, le
<îommerçant reste commerçant, le poète, poète : pour
peu que celui-ci s'absente dans son rêve, il perd un
peu du temps que l'autre continue d'utiliser h
•courir l'or qu'ils cherchent ensemble. L'or socia-
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LA DIFFICULTÉ 65
liste demeure donc aux doigts du commerçant socia-
liste dont le poète socialiste reste assez démuni.
Il faut laisser la conjecture économique, qui
ne saurait changer les cœurs, en dépit des braves
prophéties de Benoît Malon. 11 faut revenir au
présent.
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16. Uhomme de lettres
Devenue Force industrielle, Tlntelligence a donc
été mise en contact et en concurrence avec les
Forces du même ordre mais qui la passent de beau-
coup comme force et comme industrie. Les intérêts
que représente et syndique Tlntelligence s'éva-
luant par millions au grand maximum, et les inté-
rêts voisins par dizaines et par centaines de mil-
lions, elle apparaît, à cet égard, bien débordée.
Ce n'est point de ce côté-là qu'elle peut tirer avan-
tage, ni seulement égalité.
Tout ce que Ton observe de plus favorable en ce
sens, c'est que, de nos jours, uji écrivain adroit et
fertile ne manquera pas de son pain. Gomme oii dit
chez les ouvriers, l'ouvrage est assuré. 11 a la vie
à peu près sauve et, s'il n'est pas trop ambitieux
de parvenir, de jouir ou de s'enrichir, si, né im-
pulsif, tout pétri de sensations et de sentiment,
son cœur-enfant de qui dépend l'effort cérébral quo-
tidien, est assez fort poui" se raidir contre les ten-
tations ou réagir contre les dépressions ou contre
les défaites, il peut se flatter de rester, sa vie du-
rant, propriétaire de sa plume, maître d'expri-
mer sa pensée.
Je ne parle que de sa condition présente en 1905.
Elle peut devenir beaucoup plus dure avec le temps.
Aujourd'hui, elle est telle : débouchés assez vastes
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ii.
LA DIFFICULTÉ 67
pour assurer sa subsistance, assez variés, pour n'être
point troji^vUe^^^^^îïfifîftâ^ mensonge et à Tin-
tcxgue a limenta ires. Aucun grand monopole n'est
encore fondé du côté des eniployeurs ; du côté des
employés, aucun syndicat n'a acquis assez de puis-
sance pour imposer une volonté uniforme. Mais ^
g'are à demain.
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t
ASSERVISSEMENT
17. Conditions de P indépendance
Non contentes, en effet, de vaincre l'Intelligence
par la masse supérieure des richesses qu'elles pro-
créent, les autres Forces industrielles ont dû songer
à l'employer. C'est le fait de toutes les forces.
Impossible de les rapprocher sans qu'elles cherchent
à s'asseryir.l'un^ l'autre.
Une sotlîcilalion permanente s'établit donc, comme
une gaçde, aux approches de l'écrivain, ^en vue dC' .
le contraindre à échanger un peu dé"son frànc-parïer
contre de l'argent. Et l'écrivain ne peut manquer ^^j
d'y céder en quelque mesure, soit qu'il se nornè^à "" (
gre>^èr légèrement l'avenir par des engagements
outrés, soit qu'il laisse ff^îïir son goût, ses opi-
nions devant la puissance financière de son journal,
de sa revue ou de sa librairie: mais, qu'il sacrifie les
exigences et la fantaisie de son art ou qu'il alièn<£pùne
parcelle de sa foi, l'orgueilleux qui se proposait de
mettre le monde à ses pieds se trouve aussitôt
4)rosterné aux pieds du monde. L'Argent vient de
le traiter comme une valeur et de le payer; mais il
vient, lui, de négocier comme une valeur ce qui ne
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ASSERVISSEMENT 69
saurait se chiffrer en valeurs de cette nature ; il est
donc en train de perdre sa raison d'être, le secret
de sa force et de son pouvoir, qui consistent à n'être
déterminés que par des considérations du seul ordre
intellectuel. Sa pensée cessera^ dlôtre le pur
miroir du niquSe et_j)ariiç.ipera de ces simples
é^Hanges d'g,ctijQn et de passion, qui forment la vie
du vulgaire. La seule liberté qui soit sera donc
menacée en lui; en lui, l'esprit humain court un
grand risque d'être pris.
11 peut même lui arriver de se faire prendre par
un fallacieux espoir de se délivrer : les sommes
qu'on lui offre ne sont-elles point le nerf de sa li-
berté? Riche, il sera indépendant. Il ne voit pas que
ce qu'il nomme la richesse sera toujours senti par
lui, en comparaison avec son milieu, comme
étroite indigence et dure pauvreté. Il peut être con-
duit, par ce procédé, d'aliénation en aliénation
nouvelle, à l'entière vente de soi.
J^'indépendance littéraire n'est bien réalisée, si
l'on y réfléchit, que dans le type extrême du grand
seigneur placé par la naissance ou par un coup
de la fortune au-dessus des influences et du besoin
(un La Rochefoucauld, un Lavoisier, si l'on veut), et
dans le type correspondant du gueux soutenu de pain
noir, désaltéré d'eau pure, couchant sur un grabat,
chien cojpame Diogène ou ange comme saint Fran-
çois, mais trop occupé de son rêve, et se répétant
trop sjon unum nece.ssarium pour entrevoir qu'il
manque des commodités de la vie. JPour des rai-
sons diverses, ils sont libres, étant sans besoins,
tous^ les deux, lis pensent pour penser et écrivent
pour leur plaisir. Ils ne connaissent aucune autre
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70 L'AVENIR DE L'INTBLUGENCE
/ joie profonde. Po«r ceox-là, les seuls dan» le vrai,
écrire est pent-être un métier. Ce ne sera jamais
ujie profesâion.
Ces ftmes rraiment affranchies comprennent assez
mal ce qu'on veut eiiiendre par les mots de traité,
de marché ou de convention en littérature. Qu'on
échange un livre ccmikre de lor, la commune me-
sïire qui préside à ce troc n'apparaît guère; à leur
jugement. Elles ont, une fois pour toutes, dis-
tingué de la vie pratique l'existence spéculative,
celle-ei à son point pajifait.
Belles vies, qui sont menacées de plus en plus !
Moins encore par cette faiblesse des caractères
qu'on ne saurait être étonné de trouver chez des
hommes qui font profession de rêver, que par la
souple activité des industriels qui battent leur mon-
naie avec du talent. Du moment que l'InteHigence
est devenue un capital et qu'on peut l'exploiter avec
beaucoup de fruit, des races d'hommes devaient
naître pour lui faire la chasse, car on y a le plus
magnifique intérêt.
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18. Vautre marché v
S. S
Bien des lettrés ressentent un charme vaniteux
à se dire qu'ils soD.tr©bjiet d^ussr viv«s poîSTsuites.
Ces profondes coquettes s'imaginent tiriompher de
nos pronostics, /i^ kf
— Comment nierez^ous sans gageure Timpor-
tance d'une profession si courue? Comment oser
parler de la décadence d'un titre qui est « de-
mandé » au plus haut cours? Certes nous valons
mieux que tous les chiffres alignés ; mais, même de ce
point de vue, notre valeur marchande ne laisse pas
de nous rassurer contre l'avenir.
... Ce qui revient à dire :
— Valant très cher,^ nous sommes à l'abri de
la vente; étant fort recherchés, n'étant exposés h
nous vendre qu'à ées prix fous, nous sommes
défendus du soupçon de vénalité... 4 . , , i' f;
Eh! c'est cette recherche de la denrée intellec-
tuelle sur un marché économique qui fait le vrai
géril de l'Intelligence contemporaine. Péril qui
paraît plus pressant quand on observe qu'elle est
aussi demajidée de pJus^ en plus et répandue de
mieux en mieux sur un autre marché : le marché
de la politique.
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19. Ancilla ploutocratiœ
En effet, par suite de cent ans de Révolution, la
masse décorée du titre de public s'estime revêtue
de la souveraineté en France. Le public étant roi
de nom, quiconque dirige Topinion du public est
le roi de fait^Ç'est l'orateur, c'est Técrivain, dira-t-orT
au premier abord. Partout où les institutions sont
devenues démocratiques, une plus-value s'est pro-
duite en faveur de ces directeurs de l'opinion.
Avant l'imprimerie, et dans les États d'étendue
médiocre, les orateurs en ont bénéficié presque
seuls. Depuis l'imprimerie et dans les grands États,
les orateurs ont partagé leur privilège avec les
publicistes. Leur opinion privée fait l'opinion
publique. Mais, cette opinion privée, reste à sa-
voir qui la fait.
La conviction, la compétence, le patriotisme,
répond ra-t-on, pour un certain nombre de cas. Pour
d'autres, plus nombreux encore, l'ambition person-
nelle, Tesprit de parti, la discipline du parti.
En d'autres enfin, moms nombreux qiCon ne le dit
et plus nombreux quon ne le eroit, la cupidité.
Dans tous les cas sans exception, ce dernier
facteur est possible, il peut être évoqué ou insinué.
Nulle opinion, si éloquente et persuasive qu'on la
suppose, n'estabsolument défendue contre le soup-
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11...
ASSERVISSEMENT 73
çon de céder, directement ou non, à des iilfluences
d'argent. Tous les faits connus, tous ceux qui se dé-
couvrent conspirent de plus en plus à représenter
la puissance intellectuelle de Torateur et de l'écri-
vain comme un reflet des puissances matérielles.
Le désintéressement personnel se préjuge parfois;
il ne se démontre jamais. Aucun certificat ne
rendra à Tlntelligence et, par suite, à TOpinion
Tapparence de liberté et de sincérité qui permet-
trait à Tune et à Tautre de redevenir les reines du
monde. On doute de leur désintéressement, c'est
un fait, et, dès lors, rinfAlligAnpAi^tr Opinion p euvent
ensemble procéder à la contrefaçon des actes
royaux : c'en est fait pour toujours de leur royauté
intellectuelle et morale.
\ Elles seront toujours exposées à paraître ce
qu'elles ont été, sont et seront souvent, les organes
de l'Industrie, du Commerce, de la Finance, dont
le-.concours est exigé de plus en plus pour toute
œuvre de publicité, de librairie, ou de presse. Plus
donc leur influence nominale sera accrue par les
progrès de la démocratie, plus elles perdront
d'ascendant réel, d'autorité et de respect. Un écri-
vain, un publiciste donnera de moins en moins
son avis, dont personne ne ferait cas: il procédera
par insinuation, notation de rumeurs « tendan-
cieuses », de nouvelles plus ou moins vraies. On
l'écoutera par curiosité. On se laissera persuader
machinalement, mais sans lui accorder l'estime. On
soupçonnera trop qu'il n'est pas libre dans son
action et qu'elle est « agie » par des ressorts in-
férieurs. Le représentant de l'Intelligence sera
tenu^our serf, et de maîtres infâmes. Un pénétrant
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\
74 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
f critique notait^ au milieu du siècle écoulé, que la
tf li,^'- tête semblait perdre de plus en plus le gôuverneffîent
• , des choses. Il dirait aujourd'hui que les hofiàmes
J sont de plus en plus tirés par leurs pieds.
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20. Vénahtéfou trahison \
Un fajfeatisEBe intempéré pose vite ses coaclu-
sioKis. Tout ce qui lui échappe ou lui déplaît s'ex-
plique avec limpidité par les présents du roi de
Perse. L'étude des faits donne souvent raison à
cette formule simpliste, qui a le malheur de
s'appliquer à tort et à travers. Lors même qu'elle
est juste, cette explication n'est pas toujours suffi-
sante.
Deux exemples, choisis dans une même période
historique, peuvent éclaircir cette distinction. 11
esj certain que les campagnes de presse faites en
France pour l'unité italienne furent stimulées
par de larges distrihutions d'or anglais ; mais, si
caractéristique que soit le fait au point de vue de
la politique européenne, il mérite à peine un
regard de l'historien philosophe, qui se demandera
simplement quel intérêt cœait C Angleterre à ceci.
Tout ce que nous savons de la direction de l'esprit
pnblic en France, de 1852 à 1859, et des disposi-
tions personnelles de Napoléon 111, montre bien
que, même sans or anglais, l'opinion nationale se
serait agitée en faveur de « la pauvre Italie ». Les
germes de l'erreur étaient en suspension dans l'at-
HQtosphère du temps ; le problème, une fois posé,
ne pouvait être résolu que d'une façon par la France
dti milien du siècle. On peut aller jusqu'à penser
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76 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
que la finance, anglaise faillit commettre un gaspil-
lage : cette distribution accomplie au moment pro-
pice, appliquée aux meilleurs endroits, n'eut d autre
effet que de ifaciliter leur expression aux idées, aux
sentiments, aux passions qui s'offraient de tous les
côtés. Peut-être aussi la cavalerie de Saint-Georges
servit-elle à mieux étouffer la noble voix des
Veuillot et des Proudhon, traités d'ennemis du
progrès. L'opinion marchant toute seule, on n'avait
qu'à la soutenir.
Elle fut bien moins spontanée, lors de la guerre
austro-prussienne. Certes, la presse libérale gardait
encore de puissants motifs de réserver toute sa
faveur à la Prusse, puissance protestante en qui
revivaient, disait-on, les principes de Voltaire et
de Frédéric. Le germanisme romantique admirait
avec complaisance les efforts du développement
berlinois. Cependant le mauvais calcul politique
commençait d'apparaître : il apparaissait un peu
trop. Plusieurs libéraux dissidents, qu'il était diffi-
cile de faire appeler visionnaires, sentaient le péril,
le nommaient clairement à la tribune et dans les
grands journaux. Ici, le fonds reptilien formé par
M. de Bismarck s'épancha. La Prusse eut la paix
tant qu'elle paya, et, quand elle voulut la guerre,
elle supprima les subsides. Rien n'est mieux établi
que cette participation de publicistes français, nom-
breux et influents, au budget des Affaires étrangères
prussiennes.
Fût-ce un crime absolument? Ne forçons rien
et, pour comprendre ce qu'on put allier de sottise
à ce crime, souvenons-nous de ce qu'était la Prusse,
surtout de ce qu'elle semblait être, entre 1860
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lâL-
ASSERVISSEMENT 77
et 1870. Le publiciste français qui en ce moment
loucherait {c'esile mot propre) à Tanibassade d'Alle-
magne ou d'Angleterre se jugerait lui-môme un
traître. Mais une mensualité portugaise ou hollan-
daise ou, comme naguère encore, transvaalienne,
serait-elle affectée du même caractère dans une
conscience qu'il faut bien établir au niveau moyen
de la moralité d'aujourd'hui? Peut-être enfin que
recevoir une mensualité du tsar ou du pape lui
paraîtrait, je parle toujours suivant la môme
moyenne, œuvre pie ou patriotique. Et le Japon?
Doit-on recevoir du Japon? Cela pouvait se discu-
ter Tannée dernière. La Prusse de 1860 était une
sorte de Japon, de Hollande, en voie de grandir.
Beaucoup acceptèrent ses présents avec plus de
légèreté, d'irréflexion, de cupidité naturelle que de
scélératesse.
C'est un fait qu'ils les acceptèrent; si le mora-
liste incline à l'excuse, le politique constate avec
épouvante que de simples faits de cupidité privée
retentirent cruellement sur les destinées nationales.
On peut dire : la vénalité de notre presse fut un
•élément de nos désastres français. L'étranger pesa
sur l'Opinion française par Tintermédiaire de l'In-
telligence française. Si cette Opinion ne réagit point
/ït'an^Sadowa, si, après Sadowa, elle n'imposa point
une politique énergique à l'empereur, c'est à l'Intel-
ligence mue par l'argent, parce qu'elle était sensible
à l'argent, qu'en remonte toute la faute. Non seu-
lement l'Intelligence ne fit pas son métier d'éclairer
<ît d'orienter les masses obscures : elle fit le con-
traire de son métier, elle les trompa.
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21 . Responsabilités divisées
On se demande seulement jusqu'à quel point
rinlelligenee d'un pays est capable de discerner,
par elle-même, en quoi consistent son métier et
ses devoirs. On peut déclamer contre la Pre8^
sans Patrie. Mais c'est à la Patrie de se faire
une Presse, nullement à la Presse, simple entre-
prise industrielle, de se vouer au service de la
Patrie. Ou plutôt, Patrie, Presse, tout cela est de la
pure mythologie! Il n'y a pas de Presse, mais des
hommes qui ont de Tinfluence par la Presse, et
nous venons de voir que, étant hommes et simples
particuliers, ils sont menés en général par des
intérêts privés et immédiats.
Beaucoup d'entre eux purent traiter avec les amis
de Bismarck, comme ils traiteraient aujourd'hui avec
les envoyés du roi de Roumanie ou de la reine de
Hollande. L'étourderie, le manque de sens politique
suffisait à les retourner presque à leur insu contre
leur pays. Si l'on dit quele patriotisme les obligeait
à ne pas faire les étourdis et à se garder vigilants,
je répondrai que le patriotisme ne se fait pas éga-
lement sentir à tous les membres d'une même
Patrie. Pour quelques-unts, il est le centre même
de la vie physique et morale; pour d'autres, c'en
est un accessoire à peine sensible : il faut des maux
publics immenses pour en avertir ces derniers.
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ASSERVISSBaiENT 79
Le devoir patriotique ne s'impose à tous et ton-
jours qne daais les manuels ; il s'y impose en théorie,
et non pas comme sentiment, comme fait. Dès que
nous parlons fait, nous touchons à de grands mys-
tères. Une patrie destinée à vivre est organisée de
manière à ce que ses obscures néces^tés de fait
soient senties promptement dans uaa organe appro-
prié^ cet organe étant mis en mesure d-exécuter
les actes qu'elles appellent; si vous enlevez cet
organe, les peuples n'ont plus qu'à périr.
L'illusion de la politique française est de croire
que de bons sentiments puissent se maintenir, se
perpétuer par eux-mêmes et soutenir ainsi d'une
façon constante l'accablant souci de l'État. Les
bons sentiments, ce sont de bons accidents. Ils ne
valent gu^e que dans le temps qu'ils sont sentis :
à moins de procéder d'organes et d'institutions,
leur source vive qu'il faut alors défendre et main-
tenir à tout prix, ils sont des fruits d'occasion,
ils naissent de circonstances et de conjonctures
heureuses. 11 faut se hèter de saisir conjonctures,
circonstances, occasions, pour tâcher d'en tirer
quelque chose de plus durable. C'est quand les
simples citoyens se sont fait, pour quelques instants,
une âme royale, qu'ils sont bons à faire des rois.
L'invasion normande au ix*' siècle, l'invasion an-
glaise au xv° n'auraient rien fait du tout si
elles s'étaient bornées à susciter ou à consacrer le
sentiment national en France : leur o&uvre utile
aurait été, pour la première, de susciter et, pour la
seconde, de consacrer la dynastie des rois capétiens.
Les revers de l'Allemagne en 1806 lui donnèrent le
sentiment de sa vigueur. Ce sentiment n'eût servi
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80 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
de rien sans les deux fortes Maisons qui Tutili-
sèrenl, lune avec Metternich, et Tautre avec Bis-
marck.
Nous ne manquions pas de patriotisme. 11 nous
manquait un État bien constitué. Un véritable Etat
français aurait su faire la police de sa Presse et
lui imprimer une direction convenable; mais, en
sa qualité d'Etat plébiscitaire, l'empire dépendait
d'elle à quelque degré. Il ne pouvait ni la surveil-
ler ni la tempérer véritablement. Elle était deve-
nue force industrielle, machine à gagner de l'argent
et à en dévorer, mécanisme sans moralité, sans
patrie et sans cœur. Les hommes engagés dans
un tel mécanisme sont des salariés, c'est-à-dire des
serfs, ou des financiers, c'est-à-dire des cosmopolites.
Mais les serfs sont toujours suffisamment habiles
pour se tromper ou se rassurer en conscience quand
l'intérêt leur a parlé; les financiers n'ont pas à
discuter sur des scrupules qu'ils n'ont plus. Ce
n'est pas moi, c'est M. Bergeret qui en a fait la
remarque :« les traitants de jadis» différaient en un
point de ceux d'aujourd'hui ; « ces effrontés pillards
dépouillaient leur patrie et leur prince sans du moins
être d'intelligence avec les ennemis du royaume » ;
« au contraire », leurs successeurs vendent la
France à « une puissance étrangère » : « car il est
vrai que la Finance est aujourd'hui une puissance
et qu'on peut dire d'elle ce qu'on disait autrefois
de l'Eglise, qu'elle est parmi les nations une illustre
étrangère* ».
1. Le Mannequin d'osier^ par Anatole France, p. 240. — Anno 1897.
— (Paris, Calmann Lévy.)
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22. A l'Étranger
/ Force aveugle et flottante, pouvoir indifférent,
également capable de détruire l'État et de le servir,
y vers le milieu du siècle, C Intelligence nationale pou-
\vait être tournée contre F Intérêt national y quand T or
[étranger le voulait,
11 n'en fut pas tout à fait de même dans les pays
oîi rOpinion publique ne dispose pas d'une autorité
sans bornes précises. Ces gouvernements militaires
nommés royautés ou empires et renouvelés par la
seule hérédité échappent en leur point central aux
prises de l'Argent. En Allemagne ou en Angleterre,
l'Argent ne peut pas constituer le chef de l'État,
puisque c'est la naissance et non l'opinion qui le
crée. Quelles qiie soient les influences financières,
voilà un cercle étroit et fort qu'elles ne pénétreront
pas. Ce cercle a sa loi propre, irréductible aux forces
de l'Argent, inaccessible aux mouvements de l'opi-
nion : la loi naturelle du Sang. La dift'érence d'ori-
gine est radicale. Les pouvoirs ainsi nés fonc-
tionnent parallèlement aux pouvoirs de l'Argent;
ils peuvent traiter et composer avec eux, mais ils
peuvent leur résister. Us peuvent, eux aussi, diri-
ger rOpinion, s'assurer le concours de l'Intelligence
et la disputer aux sollicitations de l'Argent.
Changeons ici notre point de vue. Regardons
chez nous du dehors, avec des yeux d'Allemand ou
6
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82 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
d'Anglais : si la France du second empire, gouver-
nement d'opinion, eut un rôle passif vis-à-vis de
l'Argent et se laissa tromper par lui, l'Angleterre
et l'Allemagne, gouvernements héréditaires, exer-
cèrent sur lui un rôle actif et l'intéressèrent au
succès de leur politique. Elles se servirent de lui,
elles ne le servirent pas. En le contraignant à peser
sur l'Intelligence française, qui pesa à son tour sur
l'Opinion française, elles le firent l'avant-garde de
leur diplomatie et de leur force militaire. Avant-
garde masquée, ne jetant point l'alarme, et d'autant
plus à redouter.
Même à l'intérieur de l'Allemagne ou de l'Angle-
terre, J['ar^ent guidé pa£^ la puiss ance ^polUique
héréditaire obtint la même heureuse influence sur
irOpiliioft. M. de Bismarck eut ses journalistes,
sans lesquels il eût pu douter du succès de ses
coups les mieux assénés. Le coup de la dépêche
d'Ems suppose la complicité enthousiaste d'une
presse nombreuse et docile : il donna ainsi le modèle
de la haute fiction d'Etat jetée au moment favo-
rable, et calculée pour éclater au point sensible du
public à soulever.
Les journalistes démocrates, qui répètent d'un
ton vainqueur qu'on n'achète pas l'Opinion, de-
vraient étudier chez Bismarck comment on la
trompe.
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23. VÉtat esclave^ mais tyran
Heureux donc les peuples modernes qui sont
pourvus d'une puissance politique distincte de
l'Argent et de l'Opinion ! Ailleurs, le problème
n'est peut-être que d'en retrouver un équivalent.
Mais ceci n'est pas très facile en France, et Ion
voit bien pourquoi :
^ant. qiift notre État se fut fait collectif et ano-
nymej_s2m_S3lltre.s Jnaîtres que rOpinîon et l'Ar-
gcnt, tous deux plus ou naoins déguisés aux cou-
leurs de. i intelligence, il était investi de pouvoirs
très étenffus^suV la masse des citoyens. Or, ces pou-
voirs anciens, IlÉtat nouveaji n^ les a-^as~dépo^
bien au contraire. ^ Les nïaîtres invisibles avaient
intérêt àete]p:cire et à redoubler des pouvoirs qui ont ,
étiliJegdxrS" ël redoublés en effet. Plus l'État s'ac-^-^^-v,
croissaiLâi^^^peiis Ses parficuliers, plus l'Argent,
jnaître de l'État, voyait s'étendre ainsi le champ /
de sa propre influence ; ce grand mécanisme central
Eiisèrvait d'intermédiaire : par là, il gouvernait, il
dirigeait, il modifiait une multitude d'activités dont
TaTtibert^ou l'extrême délicatesse échappent à l'Ar-
gent, mais n'échappent point à l'État. Exemple :
une fois maître de TÉtat, et l'État ayant mis la
main sur le personnel et sur le matériel de la reli-
gion, l'Argent pouvait agir par des moyens d'État
sur la conscience des ministres des cultes et, de
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84 L'AVENIR DE L'INTELLIGExNCE
là, se débarrasser de redoutables censures. La reli-
gion est, en effet, le premier des pouvoirs qui se
puisse opposer aux ploutocraties, et surtout une
religion aussi fortement organisée que le catholi-
cisme : érigée en fonctiop. d'Etat, elle perd une
grande partie de son indépendance et, si l'Argent
est maître de TEtat, elle y perd son franc-parler
contre l'Argent. Le pouvoir matériel triomphe 'sans
contrôle de son principal antagoniste spirituel.
Si rÉtat vient à bout d'une masse de plusieurs
centaines de milliers de prêtres, moines, religieux
et autres bataillons ecclésiastiques, que deviendront
devant l'Etat les petites congrégations flottantesde la
pensée dite libre ou autonome? Le nombre et l'im-
portance de celles-ci sont d'ailleurs bien diminués,
grâce à l'Université, qui est d'Etat. Avec les moyens
dont rÉtat dispose, une obstruction immense se crée
dans le domaine scientifique, philosophique, litté-
raire. Notre Université entend accaparer la littéra-
ture, la philosophie, la science. Bons et mauvais, ses
produits administratifs étouffent donc, en fait, tous
les autres, mauvais et bons. Nouveau monopole in-
direct auprofi^tde l'Etat. Par ses subventions, l'État
régente ou du moins surveille nos différents corps et
compagnies littéraires ou artistiques ; il les relie ainsi
à son propre maître, l'Argent; il tient de la même
manière plusieurs des mécanismes parlesquels se pu-
blie, se distribue et se propage toute pensée. JEn der-
nier lieu, ses missions, ses honneurs, ses décorations
lui permettent de dispenser également des primes à
la parole et au silence, au service rendu et au coup
retenu. Les partis opposants, pour peu qu'ils soient
sincères, restent seuls en dehors de cet arrosage
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ASSERVISSEMENT 85
systématique et continuel. Mais ils sont peu nom-
breux, ou singulièrement modérés, respectueux,
diplomates : ce sont des adversaires qui ont des
raisons de craindre de se nuire à eux-mêmes en
causant au pouvoir quelque préjudice trop grave.
L'Etat français est uniforme et centralisé : sa
bureaucratie atteignant jusqu'aux derniers pupitres
d'école du dernier hameau, un tel Etat se trouve
parfaitement muni pour empêcher la constitution de
tout adversaire sérieux, non seulement contre lui-
même, mais contre la ploutocratie dont il est l'expres-
sion. . , , ^ r
JL/Etat- Aident administre, a)s)re et décore Tlntel-
ligence ; mais il la musèfé^et Tetflfort. Il peut, s'il le
veut, rjfrîp^K lïer^de c onnaître une^érîïé politique
et, si elle voit cette vérité, de la dire^ et, si elle la
dit, d'être écoutée et entendue. Comment un pays
connaîtrait-il ses besoins, si ceux qui les connaissent
peuvent être contraints au silence, au mensonge ou
à l'isolement?
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24. L'esprit révolutionnaire et l'Argent
Je sais la réponse des anarchistes :
— Eh bien, on le saura, et on le dira ; TOpinion
libre fournira des armes contre TOpinion achetée.
L'Intelligence se ressaisira. Elle va flétrir cet Argent
qu'elle vient de subir. Ce n'est pas d'aujourd'hui
que la ploutocratie aura tremblé devant les tribuns.
Nouvelle illusion d'une qualité bien facile!
Si des hommes d'esprit ne prévoient aucune
autre revanche contre l'Argent que la prédication
de quelque Savonarole laïque, les gens d'aff'aires ont
pressenti l'événement et l'ont prévenu. Ils se sont
" assuré la complicité révolutionnaire. En ouvrant
la plupart des feuilles socialistes et anarchistes et
en nous informant du nom de leurs bailleurs de
fonds^nous vérifions que les plus violentes tirades
contre les riches sont soldées par la ploutocratie des
deux mondes. A la littérature officielle, marquée des
timbres et des contre-seings d'un État qui est le
prête-nom de l'Argent, répond une autre littérature,
qui n'est qu'officieuse encore et que le même Argent
v/ commandite et fait circuler. Il préside ainsi aux
1. V Humanité^ de M. Jean Jaurès; V Action^ de M. Henry Beren-
ger, etc. Dans un autre ordre d'idées, qui confine à celui-ci, le
« Château du peuple », propriété du groupe « anarchiste » la
Coopération d'idées, est dû à la générosité d'un riche capitaliste,
demi-juif lyonnais, M. V...
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ASSERVISSEMENT 87
attaques et peut les diriger. Il les dirige en effet
contre ce genre de richesses qui, étant engagé dans
le sol ou dans une industrie définie, garde quelque
chose de personnel, de national et n'est point la
Finance pure. La propriété foncière, le patronat
industriel offrent un caractère plus visible et plus
offensant pour une masse prolétaire que l'amas
invisible de millions et de milliards en papier. Les
détenteurs des biens de la dernière sorte en profitent
pour détourner contre les premiers les fières impa-
tiences qui tourmentent tant de lettrés.
Mais le principal avantage que trouve l'Argent à
subventionner ses ennemis déclarés provient de ce
que rintelligence révolutionnaire sort merveilleu-
sement avilie de ce marché. Elle y perd sa seule
source d'autorité, son honneur: du même coup, ses
vertueuses protestations retombent à plat.
La Presse est devenue une dépendance de la
finance. Un révolutionnaire, M. Paul Brulat, a parlé
récemment de sauver V indépendance de la Pensée
hiwiaine. Il la voyait donc en danger. « La combinai-
son financière a tué l'idée, la réclame a tué la cri-
tique. » Le rédacteur devient un « salarié ». « Son
rôle est de divertir le lecteur pour l'amener jusqu'aux
annonces de la quatrième page ». « On n'a que
faire de ses convictions. Qu'il se soumette ou se
démette. La plupart, dont la plume est Tunique
gagne-pain, se résignent, deviennent des valets. »
Aussi, partout « le chantage sous toutes ses formes,
les éloges vendus, le silence acheté... Les éditeurs
traitent; les théâtres feront bientôt de même. La
critique dramatique tombera comme la critique
littéraire. »
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88 L'AVENm DE L'INTELLTGENCE
M. Paul Brulat ne croît pas à la liberté de la
Presse, qui n'existe même point pour les bailleurs
de fonds des journaux : « Non, même pour ceux-ci,
elle est un leurre. Un journal, n'étant entre leurs
mains qu'une affaire, ne saurait avoir d'autre souci
que de plaire au public, de retenir l'abonné ^ »
Sainte-Beuve, en observant, dès 1839, que la litté-
rature industrielle tuerait la critique, commençait h
sentir germer en lui le même scepticisme que
M. Paul Brulat. Une même loi « libérale », disait-il,
la loi Martignac, allégea la Presse « à Vendi^oit de
lapolioe et dt lapoUtiqiie », « accrut la charge indus-
trielle des journaux ».
Ce curieux pronostic va plus loin que la pensée
de celui qui le farmulait. Il explique la triste his-
toire de la déconsidération de la Presse en ce siècle-ci.
En même temps que la liberté politique, chose toute
verbale, elle a reçu fe servitude économique, dure
réalité, en vertu de laquelle toute foi dans son in-
dépendance s'efface, ou s'effacera avant peu. Cela
à droite comme à gauche. On représentait à un per-
sonnage important du monde conservateur que le
candidat projw!>sé pour la direction d'un grand jour-
nal cumulait la réputation 4e pédéraste, d'escroc
et de maître-clianteur : «Oh! » murmura ce person-
nage en haussant les épaules, « vous savez bien qu'il
ne faut pas ^r«e trop difficile en fait de journa-
listes ! » L'autearde ce mot n'est cependant pasduc
et pair! H peignait la situatiMi. On discuta jadis de
la conviction et de l'honorabilité des directeurs de
journaux. On discute de leur surface, de leur sol-
1. Cet article de M. Brulat a paru dans V Aurore du 9 janv. 1903,
Digit'izedby Google
ASSERVISSEMENT ^^
vabilité et de leur crédit. Une seule réalité éner-
gique importe donc en journalisme, l'Argent, avec
l'ensemble des intérêts brutaux qu'il exprime. Le
temps paraît nous revenir où l'homme sera livré a la
Force pure, et c'est dans le pays où cette force a été
tempérée le plus tôt et le plus longtemps, que^se
rétablit tout d'abord, et le plus rudement, cette do-
mination.
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25. Udge de fer
Une certaine grossièreté passe dans la vie. La
situation morale du lettré français en J905 n'est
plus du tout ce qu'elle était en 1850. La réputation
de réc rivain est perdue. Écrire partout, tout
signer, n'assumer que la responsabilité de ce que
Ton signe, s'appliquer à donner l'impression qu'on
n'est pas Forgane d'un journal mais l'organe de sa
propre pensée, cela défend à peine du discrédit
commun. Si Ton ne cesse pas d'honorer en parti-
culier quelques personnes, la profession de journa-
liste est disqualifiée. Journalistes, poètes, roman-
ciers, gens de théâtre font un monde où l'on vit
entre soi; mais c'est un enfer. Les hautes classes,
de beaucoup moins fermées qu'elles ne Tétaient
autrefois, beaucoup moins difficiles à tous les
égards, ouvertes notamment à l'aventurier et à
l'enrichi, se montrent froides envers la supériorité
de l'esprit. Tout échappe à une influence dont la
sincérité et le sérieux font le sujet d'un doute
diffamateur.
Mais l'écrivain est plus diffamé par sa condition
réelle que par tous les propos dont il est l'objet.
Ou trop haut ou trop bas, c'est le plus déclassé des
êtres : les meilleurs d'entre nous se demandent si
le salut ne serait point de ne nous souvenir que de
notre origine et de notre rang naturel, sans .frayer
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ASSERVISSEMENT 91
avec des confrères, ni avoir souci des mondains,
ï/expédient n'est pas toujours pratique. Renan disait
que les femmes modernes, « au lieu de demander
aux hommes des grandes choses, des entreprises
hardies, des travaux héroïques », leur demandent
« delà richesse, afin de satisfaire un luxe vulgaire ».
Luxe vulgaire ou bien désir, plus vulgaire encore,
de relations.
L'ancien préjugé favorable au mandarinat intel-
lectuel conserve sa force dans la masse obscure et
profonde du public lisant. Il ne peut le garder
longtemps. La bourgeoisie, où l'amateur foisonne
presque autant que dans l'aristocratie, s'affranchit
de toute illusion favorable et de toute vénéra-
tion préconçue. Son esprit positif observe qu'il y
a bien quatre ou cinq mille artistes ou gens de
lettres à battre le pavé de Paris en mourant de faim.
Elle calcule que, des deux grandes associations
professionnelles de journalistes parisiens, Tune
comptait en 1896 plus du quart, et l'autre plus du
tiers de ses membres sans occupation ^ Elle pré-
voit un déchet de deux ou trois mille malheureux
voués à l'hospice ou au cabanon. Les beaux enthou-
siasmes des lecteurs de Hugo et de Vacquerie pa-
raissent donc devoir également fléchir dans la
classe moyenne.
Ils se perpétuent au dessous, dans cette partie du
gros peuple où la lecture, Técriture et ce qui y res-
semble, paraît un instrument surnaturel d'élévation
et de fortune. Par les moyens scolaires qui lui
appartiennent, l'État s'applique à prolonger une
1. J'emprunte cette donnée au iivre de M. Henry Berenger, la
Conscietice nationale (Paris, Colin).
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92 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
situation qui maintient le crédit de cette Intelli-
gence, derrière laquelle il se dissimule, pour mieux
dissimuler cet Argent par lequel il est gouverné.
Mais il provoque le déclassement, par là même
qu'il continue à le revêtir de teintes flatteuses. En-
combré de son prolétariat intellectuel, l'État démo-
cratique ne peut en arrêter la crue, il est dans la
nécessité de la stimulera Les places manquent,
et rÉtat continue à manœuvrer sa vieille pompe
élévatoire. Les finances en souEfrent quand il veut
tenir parole, et le mal financier aboutit aux ré-
volutions. Mais, s'il retire sa parole, c'est encore à
des révolutions qu'il est acculé : la société plouto-
cratique s'est assurée tant bien que mal contre ce
malheur; elle espère le canaliser, le détourner
d'elle ; mais l'État s'effraie pour lui-même, et ses
premières inquiétudes se font sentir.
1. M. Henry Berenger, qui a les doctrines de l'État, semble
convenir tout à la fois que ce mouvement d'ascension est funeste
et que l'on n'a pas le « droit » de le ralentir.
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1^;.
V
26. Défaite de r Intelligence
Il faut bien se garder de croire que ces turbulences
puissent ruiner de fond en comble les intérêts fon-
damentaux, les forces organiques de la vie civili-
sée. La Finance, rac tiviié-JiyL'^lle sjLmboUse^ doit
vain cre, associant peut-être à son , tri.Qmphe, les ^
meilieurs èlémentsUu prolétariat manuel, ces ou-
vriers d'état qui se forment en véritable aristocra-
tie du travail, sans doute aussi des représentants
de l'ancienne aristocratie, dégradée ou régénérée
par cet teTalliançe i-Le_Sang_ et l'Ôr seront recom-
Binés dans une proportion inconnue. Mais Tln-
telligence, elle, sera 4s^^i? "^our longtemps;
notre monde lettré, qui parait si haut aujourd'hui,
aura fait la chute complète, et, devant la puissante
oligarchie qui syndiquera les énergies de Tordre
matériel, un immense prolétariat intellectuel, une
classe de mendiants lettrés, comme en a vu - le
naoyen~ïge, traînera sur les routes de malheureux
janaBeauxBe ce qu'auront été notre pensée, nos
littératures, nos arts.
Le^peujjle enqui l'on met une confiance insensée
se sera détaché de tout cela, avec une facilité qu'on
ne peut calculer mais qu'il faut prévoir. C'est sur
un bruit qui court que le peuple croit à la vertu
de l'intelligence; ceux qui ont fait cette opinion ne
seront pas en peine de la défaire.
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94 L'AVENIR DE L'INTELUGENGE
Quand on disait aux petites gens qu'un petit
homme, simple et d'allures modestes, faisait mer-
veille avec sa plume et obtenait ainsi une gloire
immortelle, ce n'était pas toujours compris litté-
ralement, mais le grave son des paroles faisait en-
tendre et concevoir une destinée digne de respect,
et ce respect tout instinctif, ce sentiment presque
religieux étaient accordés volontiers. L'éloge est
devenu plus net quand, par littérature, esthétique
ou philosophie, on a signifié gagne-pain, hautes
positions, influence, fortune. Ce sens clair a été
trouvé admirable, et il est encore admiré. Pa-
tience, et attendez la fin. Attendez que Menier et
Géraudel aient un jour intérêt à faire entendre
au peuple que leur esprit d'invention passe celui
de Victor Hugo, puisqu'ils ont l'art d'en retirer de
plus abondants bénéfices! Le peuple ne manque
pas de générosité naturelle. 11 n'est pas disposé à
tout évaluer en argent. Mais luia-t-ondit de le faire,
il compte et compte bien. Vous verrez comme il
saura vous évaluer. Le meilleur, le moins bon, et
le pire de nos collègues sera classé exactement
selon la cote de rapport. Jusqu'oii pourra des-
cendre, pour regagner Testime de la dernière lie
du peuple, ce qu'on veut bien nommer « l'aris-
tocratie littéraire », il est aisé de l'imaginer. Le
lucre conjugué à la basse ambition donnera ses-
fruits naturels.
Littérature deviendra synonyme d'ignominie. ûn_^
entendra par là un jeu qui peut être plaisant^
mais dénué de gravité, comme de noblesse. Endurci
par la tâche, par la vie au grand air et le mélange
du travail mécanique et des exercices physiques^
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ASSERVISSEMENT 95
r homme d'action rencontrera dans cette commune
bassesse des lettres et des arts de guoi justifier son
dédain, né de Tignorance. S'il a de la vertu^ il
nommera aisément des dépravations les raffine-
ments du goût et de la pensée. Il concTûra à la
grossièreté et à Timpolitesse, sous prétexte d'austé-
rité^ C'en sera fait dès lôrs (Te la souveraine délica-
tesse de l'esprit, des recherches du sentiment,
d^es graves soins dé la logique et de Férudition. Un
sot moralisme jugera tout. Le bon parti aura ses
Vallès, ses Mirbeau, hypnotisés sur une idée du
bien et du mal conçue sans aucune nuance, appli-
quée fanatiquement. Des têtes d'iconoclastes à la
Tolstoï se dessinent sur cette hypothèse sinistre,
plus d'à demi réalisée autour de nous... Mais, si
rhomme d'action brutale qu'il faut prévoir n'est
point vertueux, il sera plus grossier encore : l'art,
les artistes se plieront à ses divertissements les
plus vils, dont la basse littérature des trente ou qua-
rante dernières années, avec ses priapées sans goût
ni passion, éveille l'image précise. Cet homme
avilira tous les ôtres que l'autre n'aura pas abrutis.
Le patriciat dans l'ordre des faits, mais une bar-
barie vraiment démocratique dans la pensée, voilà
le partage des temps prochains : le rôveur, le spécu-
latif pourront s'y maintenir au prix de leur dignité
ou de leur bien-être; les places, le succès ou la
gloire récompenseront la souplesse de l'histrion:
plus que jamais, dans une mesure inconnue aux
âges de fer, la pauvreté, la solitude, expieront la
fierté du héros et du saint : jeûner, les bras croisés
au-dessus du banquet, ou, pour ronger les os, se
rouler au niveau des chiens.
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L AVENTURE
A moins que...
Je ne voudrais pas terminer ces analyses un peu
lentes, mais, autant qu'il me semble, réelles et
utiles, par un conte bleu. Cependant il n'est pas
impossible de concevoir un autre tour donné aux
mouvements de l'histoire future. Il suffirait de
supposer qu'une lucide conscience du péril, unie à
quelques actes de volonté sérieuse, suggère mainte-
nant à rintelligence française, qui, depuis un siècle
et demi, a causé beaucoup de désastres, de rendre
un service signalé, qui sauverait tout.
,-<\} ^ ' ;,Elle s'est exilée à l'intérieur, elle s'est pervertie,
elle a couru tous les barbares de Funivers : sup-
posez qu'elle essaye de retrouver son ordre, sa pa-
trie, ses dieux naturels.
Elle a propagé la Révolution : supposez qu'elle
enseigne, au rebours, le Salut public.
Imaginez qu'un heureux déploiement de cette
tendance nouvelle lui regagne les sympathies et
l'estime, non certes officielles, ni universelles, mais
qui émaneraient de sphères respectées et encore
puissantes.
Imaginez d'ailleurs que l'Intelligence française
comprenne bien deux vérités : — ni elle n'est, ni
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L'AVENTURE 97
elle ne peut être la première des Forces nationales,
— "gt^ëp T rêvant cet irn^osiiblet^elle^se Ij^e pra-
tiquement aii^jjlus_durjies_^aîtres, à l'Argent.
Veut-elle fuir ce maîtnv ^l Q do it co n cl ure alliance
avec quelque autre élément du pouvoir matériel,
avec^^Tâûrfës Forces^ mais celles-ci personnelles,
nominatives et responsables, auxquelles les lu-
mières qu'elle a en propre montreraient le moyen
de s'affranchir avec elle de la tyrannie de TArgent.
Concevez, "dîs-je,* la^édération ^oli^fè :et4>u^^^
desjg^ilkuis^ élémeiits^de J^^ avec Içs
éléments les plus anciens de la nation; l'Intelli-
gence s'efforcerait de respecter et d^appuyer nos
vieilles traditions philosophiques et religieuses, de
servir certaines institutions comme le clergé et
l'armée, de défendre certaines classes, de renforcer
certains intérêts agricoles, industriels, même finan-
ciers, ceux-là qui se distinguent des intérêts d'Ar-
gent proprement dits en ce qu'ils correspondent à
des situations définies, à des fonctions morales. Le
choix d'un tel parti rendrait à Tlntelligence fran-
çaise une certaine autorité. Les ressources afflue-
raient, avec les dévouements, pour un effort en ce
sens. Peut-être qu'une fois déplus la couronne d'or
nous serait présentée comme elle le fut h César.
Mais il faudrait la repousser. Et aussi, en repous-
sant cette dictature, faudrait-il l'exercer provisoire-
ment. Non point certes pour relever un empire
reconnu désormais fictif et dérisoire, mais, selon la
vraie fonction de l'Intelligence, pour voi?' et faire
voir quel régime serait le meilleur, pour le choisir
d'autorité et, même, pour orienter les autres Forces
de ce côté; pareil chef-d'œuvre une fois réussi, le
7
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98 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
raiig ultérieurement assigné à l'Intelligence dans
la hiérarchie naturelle de la nation importerait bien
peu, car il serait fatalement très élevé dans l'échelle
des valeurs morales. L'Intelligence pourrait dire
comme Romée dans le Paradis :
€ CIO gli fece
Romeo y persona iimile e peregrina
« et Romée fit cela,
« personne humble et errant pèlerin ».
En fait d'ailleurs, et sur de pareils états de ser-
vices, le haut rôle consultatif qui lui est propre lui
reviendrait fatalement par surcroît.
Les difficultés, on les voit. Il faudrait que l'Intel-
ligence fît le chef-d'oeuvre d'obliger l'Opinion à
sentir la nullité profonde de ses pouvoirs et à «igner
Tabdication d'une souveraineté fictive : il faudrait
demander un acte de bon sens à ce qui est privé de
sens ; mais n'est-il pas toujours possible dé trouver
des motifs absurdes pour un acte qui ne l'est point?
Il faudrait atteindre et gagner quelques-unes
des citadelles de l'Argent et les utiliser contre leur
propre gré, mais là encore espérer n'est point ridi-
cule, car l'Argent diviseur et divisible à l'infini
peut jouer une fois le premier de ces deux rôles
contre lui-même.
Il faudrait rassembler de puissants organes maté-
riels de publicité, pour se faire entendre, écouter,
malgré les volontés et les intérêts d'un Etat résolu
à ne rien laisseT grandir contre lui ; mais cet État,
s'il a un centre, est dépourvu de tête. Son incohé-
rence et son étourderie éclatent à chaque instant :
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L'AVENTURE 99
c'est lui qui, par sa politique scolaire, a conservé à
rintelligence un reste de prestige dans le peuple ;
par ses actes de foi dans la raison et dans la
science, il nous a coupé quelques-unes des verges
dont nous le fouettons.
Les difficultés de cette entreprise , fussent-elles plus
fortes encore, seraient encore moindres que la diffi-
culté défaire subsister notre dignité, notre honneur,
sous le règne de la ploutocratie qui s'annonce. Cela,
ce n'est pas le difficile; c'est Timpossible. Ainsi-
exposée à périr sous un nombre victorieux, la
qualité intellectuelle ne risque absolument rien à
tenter l'effort; si^ elle s'aime, si elle aime nos der-
niers reliquats d'influence et de liberté, si elle
a ÏÏes vues d'avenir et quelque ambition pour la
France, il lui appartient de mener la réaction du
désespoir. Devant cet horizon sinistre, l'Intelligence
nationale doit se lier à ceux qui essayent de faire
quelque chose de beau avant de sombrer. Au
nom de la raison et de la nature, conformément
aux vieilles lois de l'univers, pour le salut de
l'ordre, pour la durée et les progrès d'une civilisa-
tion menacée, toutes les espérances flottent sur le
navire d'une Contre-Révolution.
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Aug:uste Comte
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Auguste Comte*
19 JANVIER 1798 — 5 SEPTEMBRE 1857
Quelquefois, au milieu des paisibles nuits de
travail, une crise d'incertitude, causée par la
fatigue, jette Tesprit dans le trouble et la confu-
sion. La plume échappe, les idées cessent de se
suivre régulièrement. On se lève, on secoue l'es-
pèce de torpeur que donna Timmobilité; mais, ni
la promenade, ni le repos physique ne rendrait à
l'esprit l'assurance perdue ; il lui faut un secours
qui soit spirituel et qui Fémeuve avec des images
dignes de lui. Ce n'est pas le moment de recourir
aux poètes, ni d'ouvrir quelque l'épertoire de
1 . Il existe à Pari« deux sources bien distinctes de renseigne-
ments sur l'œuvre et la vie d'Auguste Comte, toutes deux
précieuses : le célèbre immeuble de la Société positiviste, rue
Monsieur-le-Prince, 10, et le local de l'Exécution testamentaire,
41, rue Dauphine. Ce dernier rendez- vous est le plus ignoré. C'est
•de là cependant que part la propagande la plus active. L'Appel aux
Conservateurs, le Testament, la Synthèse, un volume de Lettres,
ces dernièi^es absolument inédites, ont été publiés rue Dauphine
en très peu de temps. En tout cas, il ne faut jamais perdre de vue
que tel livre de Comte, épuisé rue Monsieur-le-Prince, abonde
parfois rue Dauphine, et réciproquement.
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i04 AUGUSTE COMTE
science; la science toute pure semblerait froide, la
poésie paraîtrait d'un vide infini. J'estime heureux
les. hommes de ma génération qui, sans être posi-
tivistes au sens propre du terme, peuvent, en pareil
cas, se souvenir de la morale et de la logique de
Comte.
S'il est vrai qu'il y ait des maîtres, s'il est faux
que le ciel et la terre, et le moyen de les interpréter,
ne soient venus au monde que le jour de notre
naissance, je ne connais aucun nom d'homme
qu'il faille prononcer avec un sentiment de recon-
naissance plus vive. Son image ne peut être évo-
quée sans émotion.
Ce petit vieillard émacié, aux yeux doux, dont le
masque rappelle Baudelaire et Napoléon, a réuni
de grandes et précieuses ressources contre nos fai-
blesses soudaines et les trahisons du destin. Je ne
suis pas de ceux qui se récitent quelques-unes des
formules de Comte en les accompagnant de signes
de cabale et de religion ; mais, familiarisé avec
elles depuis longtemps, je ne puis donner à aucune
un sens indifférent. Les plus abstraites en appa-
rence me touchent, en passant, d'une magnétique
lumière.
A demi-voix, dans le silence de la nuit, il me
semble que je redis des syllabes sacrées :
(( Ordre et Progrès.
(( Famille, Patrie, Humanité.
« L'Amour pour principe et l'Ordre pour base ;
le Progrès pour but.
(( Tout est relatif, voilà le seul principe absolu.
(( Induire pour déduire, afin de construire.
« Savoir pour prévoir, afin de pourvoir.
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AUGUSTE COMTE lOo
« L'espritdoit toujours être le ministre du cœur,
et jamais sou esclave.
« Le progrès est le développement de Tordre.
(( La soumission est la base du perfectionne-
ment.
« Les phénomènes les plus nobles sont partout
subordonnés aux plus grossiers.
« Les vivants seront toujours et de plus en plus
gouvernés nécessairement par les morts.
(( L'homme doit de plus en plus se subordonner
à l'Humanité. »
Le poids même de ces sentences, leur austérité,
leur rudesse, y ajoutent un charme d'une vigueur
naïve. On ne le sent complètement qu'après le
temps et le loisir de l'initiation. Mais un habitué
de Comte finit par s'étonner d'entendre critiquer
l'aridité de son langage philosophique. Il ne peut
s'empêcher d'égaler de telles sentences aux plus
beaux vers moraux et gnomiques d'un Lysis,
d'un Virgile, d'un Pierre Corneille. Il les trouve
gonflées de consolations pénétrantes, et d'encou-
ragements subtils, comme toutes les vérités qui
défient le doute. Douceur, tendresse, fermeté, cer-
titudes incomparables, c'est tout ce que renferme
pour l'élève de Comte ce terrible mot, si peu com-
prisi, de Positivisme !
Nous ne comprendrions rien au maître, si nous
ne nous formions d'abord une idée nette de son
disciple. C'est par celui-ci qu'il faut commencer.
1. Le positivisme passe, en général, pour n'admettre que ce qui
se voit et se touche I
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L ANARCHIE AU XIX' SIÈCLE
Dans les derniers jours de Tannée 1847 ou les
premiers de 1848, un jeune homme à peine majeur
entendait au Collège de France je ne sais qui pro-
noncer du haut d'une chaire ces paroles, peut-être
souillées d'applaudissements : « Le vainqueur,
« dans la grande lutte à laquelle nous assistons
« encore, c'est le principe de Fexamen ; le vaincu,
« c'est le principe de l'autorité. Ainsi le Gouver-
« nement de l'avenir sera le Gouvernement de
« l'Examen. Je ne dis pas que ce soit un bien, j'en
« reconnais tous les inconvénients, mais je le cons-
« tate comme un fait. » Voilà les paroles du
siècle. Tous les enfants du siècle dernier furent
plus ou moins asservis à la constatation de ce pré-
tendu fait.
Bien qu'il fût né dans cette période de crise, lo
jeune Charles Jundzill (ainsi se nommait l'audi-
teur du Collège de France) s'était contraint d'assez
bonne heure à donner un sens aux mots dont il se
servait. II s'efforça en vain de trouver une signi-
fication quelconque à ces termes « gouvernement
de l'Examen », et nul esprit normal, dans un des
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L'ANARCHIE AU XIX» SIÈCLE 107
Ages normaux de Thumanité, ne trouverait cette
signification, qui n'existe pas. Celui qui examine ne
gouverne pas encore ; celui qui gouverne n'examine
plus. L'acte propre du gouvernement, Tacte propre
de Texamen s'excluent. Un gouvernement peut
commencer par s'entourer des lumières de l'exa-
men; du moment qu'il gouverne, il a pris son
parti, l'examen a cessé. De môme, l'exaineu peut
aboutir, par hasard, au gouvernement : tant qu'il
reste lui-même, l'examen ne gouverne pas.
Et, sans doute, Charles Jundzill voyait bien que
l'habitude d'examiner était établie dans son siècle
«t dans sa propre intelligence ; mais il ne voyait pas
comment tirer de cette habitude une direction, et
son expérience lui montrait en eflet. qu'on en tire
tout le contraire.
« Etrange gouvernement que celui de Texamen! »
se dit-il. « Etrange situation mentale et sociale que
celle qui consiste à examiner toujours, puis à exa-
miner encore! Etranges esprits qui se décernent
mutuellement, ou qui s'attribuent eux-mêmes, les
titres de philosophe et de penseur, et dont la vue
est à ce point bornée, qu'ils prennent le moyen
pour le but, qiiih regardent comme le résultat de la
crise ce qui nest que la crise elle-même !.,. » Charles
Jundzill traduisait ici l'étonnement, le scandale
que lui causait cette gageure que son siècle tout
entier soutenait en matière politique ; mais il en
souffrait à beaucoup d'autres égards. 11 en souffrait
dans l'organisation de sa vie, car le principe d'exa-
men ne fournit non plus aucun moyen d'ordonner
la conduite privée ; il en souffrait encore dans la
marche de sa pensée : examiner n'apprend ni à
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108 AUGUSTE COMTE
choisir, ni à classer les idées utiles et les idées
vraies.
Il en souffrait. J^aurais dû dire qu'il en avait
souffert, car le malaise personnel de Charles Jund-
zill se trouvait déjà dissipé, quand il l'exposait à
Auguste Comte dans une lettre* que je résume et
développe d'après les vraisemblances de son état
d'esprit. Ce malaise préliminaire, dont la disci-
pline positiviste avait eu raison, était éminemment
typique et significatif. Il représente avec beaucoup
de netteté le malaise qu'ont éprouvé presque tous
les esprits qui, nés dans la tradition catholique, sont
devenus étrangers à la foi catholique. Charles Jund-
zill, originaire de Pologne, était de naissance et de.
formation purement romaines : avant sa dix-neu-
vième année, il avait constaté jusqu'à l'évidence son
inaptitude à la foi, et surtout à la foi en Dieu,
principe et fin de l'organisation catholique.
Était-ce la philosophie, était-ce la science quil'avait
réduit à cette impossibilité de croire? Quelle que
fût l'influence subie par le jeune homme, tel était
le fait. Il ne croyait plus, et de là venait son souci.
On emploierait un langage bien inexact si l'on disait
que Dieu lui manquait. Non seulement Dieu ne
manquait pas à son esprit, mais son esprit sentait,
si l'on peut s'exprimer ainsi, un besoin rigoureux
de manquer de Dieu : aucune interprétation théolo-
gique du monde et de l'homme ne lui était plus
supportable. Je n'examine pas s'il avait tort ou rai-
son, ni s'il avançait, ni s'il reculait. Il en était là. Seu-
lement, Dieu éliminé, subsistaient les besoins intel-
1. Auguste Comte a placé cette lettre en t?»te de la Synthèse sub-
jective.
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L'ANARCHIE AU XIX« SIÈCLE 109
lectuels, moraux et politiques qui sont naturels atout
homme civilisé, et auxquels Tidée catholique de Dieu
a longtemps correspondu avec plénitude.
Charles Jundzill et ses pareils n'admettent plus
de Dieu, mais il leur faut de Tordre dans leur
pensée, de Tordre dans leur vie, de Tordre dans la
société dont ils sont les membres. Cette nécessité
est sans doute jcommune à tous nos semblables ;
elle est particulièrement vive pour un catholique,
accoutumé à recevoir sur le triple sujet les plus
larges satisfactions. Un nègre de TAfrique ne sau-
rait désirer bien vivement cet état de souveraine
ordonnance intellectuelle et morale auquel il n'eût
jamais accès. Un protestant, fils et petit-fils de
protestants, s'est de bonne heure entendu dire que
Texamen est le principe de Taction, que la liberté
d'examen est de beaucoup plus précieuse que
Tordre de Tesprit et Tunité de Tâme, et cette tra-
dition, fortifiée d'un âge à l'autre, a eiffacé de son
esprit le souvenir du splendide tout catholique;
bien que sujet aux mêmes appétits d'unité et d'ordre
que les autres pensées humaines, il n'est pas
obsédé de l'image d'un paradis perdu : de son
désordre même il tire un orgueil bien naïf ! *
Mais, chez les catholiques éloignés de la foi, cette
espèce de nostalgie devient parfois si consciente,
que les apologistes de leur religion en ont formé un
argument d'une extrême vivacité. La vie humaine
disent-ils, n'a qu'un axe, faute duquel elle se dissocie
et s'écoule. Sans Tunité divine et ses conséquences
de discipline et de dogme, Tunité mentale, Tunité mo-
rale, Tunité politique disparaissent en môme temps ;
elles ne se reforment que si Ton rétablit la première
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110 AUGUSTE COMTE
imité. Sans Dieu, plus de vrai ni de faux; plus de
loi, plus de droit. Sans Dieu, une logique rigou-
reuse égale la pire folie à la plus parfaite raison.
Sans Dieu, tuer, voler sont des actes d'une inno-
cence parfaite ; il n'y a point de crime qui ne
devienne indifférent, ni de révolution qui ne soit
légi(ime; car, sans Dieu, le principe de Texamen
subsiste seul, principe qui peut tout exclure, mais
qui ne peut fonder rien. Le clergé catholique
donne le choix entre son dogme, avec la haute orga-
nisation qu'il comporte, et ce manque absolu de
mesure et de règle qui annule ou qui gaspille l'ac-
tivité. Dieu ou rien, c'est l'alternative proposée
aux esprits tentés de douter.
Quelques-uns qui l'acceptent choisissent nette-
ment le rien. Plutôt que d'admettre un point de
départ auquel leur esprit se refuse, ils se résignent
à la déchéance des institutions et des mœurs. Tel
est le cas des natures les moins heureuses, pour les-
quelles l'idée de Dieu apparaissait plutôt un frein
et une gêne qu'un principe excitateur et régulateur.
Tel est aussi le cas de natures débiles, promptes au
désespoir, chez lesquelles toute ferme habitude, une
fois perdue, ne peut plus être remplacée. Charles
Jundzill, dont je continue à vous décrire le cas,
n'était ni des uns ni des autres. Tout en donnant
raison aux prêtres catholiques contre les imbéciles
et contre les malades qui profitent du doute philo-
sophique pour troubler l'ordre ou pour consentir aux
perturbations, il devait nécessairementsc prononcer
contre cette troisième et cette quatrième classe d'es-
prits qui, sans se résigner au néant ni au mal,
quittaient le Dieu catholique sans le quitter.
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L'ANARCHIE AU XIX" SIÈCLE Hl
C'étaient d'abord ces marguilliers de l'Examen qui,
ayant usé une fois de la Liberté intellectuelle contre
l'idée de Dieu, s'entraînaient à penser que cette
Liberté, placée sur le trône de Dieu, leur fournis-
sait un bon modèle de pensée, de moralité et
de civilisation : autant espérer de la hache les
services de la boussole ou du niveau. C'était
ensuite cette dernière catégorie d'anarchistes qui
ont bien quitté le dogme catholique, mais qui en
ont maintenu subrepticement toutes les déductions
et conséquences d'ordre moral.
Nous connaissons en France, en Angleterre et
en Russie beaucoup d'athées chrétiens qui cons-
truisent une morale, mais craignent de la motiver.
Ils prescrivent aux hommes une discipline, et celte
discipline est « indépendante » de toute conviction,
un ensemble de devoirs, et ces devoirs ne sont rat-
tachés à aucune foi, un système de dépendances
humaines, et l'homme n'y dépend d'aucun système
du monde. Mais il faudrait pourtant choisir:
ou bien chaque homme est souverain, et n'estassu-
jetti qu'à sa volonté propre, ou, s'il est sujet d'dne
dette, il faut qu'on lui dise pourquoi. Mais la
morale libérale refuse énergiquement dejustifier ses
caprices impérieux. « Impératifs hypothétiques! »
dit-elle avec dédain. Elle croit nous dicter un Impé-
ratif catégorique et absolu. Son bâtiment ne dure
qu'au moyen de quelques calembours honorables,
qui recouvrent tant bien que mal les liens réels et
forts pur lesquels ces esprits tiennent, sans le savoir,
à la doctrine qu'ils se flattaient d'abandonner. Si
quelques têtes faibles nous ont fourni la preuve de
leur mollesse en acceptant le désordre en haine de
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112 AUGUSTE COMTE
Dieu, celles-ci manifestent un genre équivalent
d'impuissance : après avoir rompu avec l'idée de
Dieu, elles n'ont su ni presser ni examiner toutes
celles de leurs idées qui s'appuyaient sur cette idée
centrale ou qui en dérivaient. Il n'y a point d'ac-
cord entre leur négation fondamentale de l'Absolu
divin et leur affirmation non moins fondamentale
de la Conscience morale absolue, qui n'est elle-
même qu'un Dieu anonyme et honteux. Ils quittent
le Dieu des théologiens et ne prennent pas garde
qu'en acceptant, selon Rousseau et les Allemands,
la souveraineté de leur Conscience individuelle, ils
ne font que s'adjuger à eux-mêmes les anciens attri-
buts de Dieu.
— Si vous croyez à l'Absolu, soyez franchement
catholiques, criait à ces gens-là un Charles Jundzill.
« Si vous n'y croyez pas, il faut tenter, comme
nous le tentons, de tout reconstruire sans l'Absolu :
à moins, toutefois, que le prêtre n'ait raison contre
nous, comme il a raison contre vous, et que cette
réorganisation ne soit une pure chimère...
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II
L^ORDRE POSITIF d'après COMTE
Était-ce une chimère?
Quand Juntfeill écrivit à Comte, il y avait exac-
tement vingt-cinq années que le philosophe pour-
suivait son programme de réorganiser^ en effet, sans
Dieu ni roi^.
Plus que Jundzill et plus sans doute que personne,
le jeune Auguste Comte avait senti les blessures de
Tanarchie et les tares qu'elle nous laisse inévitable-
ment : rien ne marque mieux la noblesse de cet
•esprit et le sang latin de sa race que la vigueur de
sa réaction contre un si grand mal. Comme il le
<lit dans son Testament, il était né à Montpellier,
sous le Peyrou de Louis XIV, « d'une famille
éminemment catholique et monarchique » ; mais
-depuis le milieu de son adolescence, avant même
i , Les mots de m^jauté et de j^oi ont chez Comte une aceeption
bien définie ; ils veulent dire i^oi et royauté de droit divin. A pro-
prement parier, ni Louis XVIII, ni Louis XïV, ni Henri IV, ni
Louis XI ne sont pour lui des rois. l\ les appelle plusieurs fois
des dictateurs, pour marquer qu'il n'y a rien de commun entre leur
^enre d'autorité et la souveraineté théologique des princes du
moyen âge. Les positivistes qui m'ont fait là-dessus une aigre
<juerelle ont montré qu'ils ne connaissaient pas leur auteur. Voyez
V Appendice n» //.
8
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114 AUGUSTE COMTE
d'entrer à l'Ecole polytechnique, il avait répudié le
théologisme en politique aussi bien qu'en religion.
Mais il n'avait pas concédé pour cela aux idées de libre
examen ou d'égalité, qui lui avaient servi à atteindre
cette négation radicale, les qualités de l'Etre divin
ni celles du Souverain absolu. Ces idées ont bien pu
être acceptées comme des « dogmes », et « dogmes
absolus », du temps qu'elles étaient nécessaires à
ruiner le théologisme : cette acceptation ne peut
être que provisoire ; elles n'ont pas de valeur propre ;
elles ne peuvent ni dominer ni régner et, en tant
que principes, elles sont condamnées à mort.
Par exemple, on ne peut conserver, en politique,
une Doctrine « qui représente le Gouvernement
comme étant, par sa nature, l'ennemi nécessaire
de la société, contre lequel celle-ci doit se consti-
tuer soigneusement en état continu de suspicion et
de surveillance » (on a reconnu le Libéralisme); une
Doctrine d'après laquelle il faut « examiner tou-
jours sans se décider jamais» (on a reconnu le Pro-
testantisme) ; une Doctrine contredisant ou mécon-
naissant ce (( progrès continu de la civilisation »,
qui « tend par sa nature à développer extrême-
ment » les « inégalités intellectuelles et morales ^ »
(on a reconnu la Démocratie). Cette doctrine morale
et politique ne pouvait que pousser au comble une
anarchie dont le jeune Auguste Comte, qui en sen-
tait le vif dégoût, voulait s'aflranchir atout prix.
Platon a remarqué que certaines questions poli-
tiques nous posent en gros caractères des problènies
écrits en traits menus et fins dans les cas indivi-
1. Cours de philosophie positive^ i. IV.
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L'ORDRE POSITIF D'APRÈS COMTE 115
duels. Auguste Comte aurait peut-être été moins
clairvoyant si les événements auxquels il assista ^
n'avaient pas posé devant lui, en des termes poli-
tiques et sociaux très pressants, sous une forme
révolutionnaire et sanglante, ce qu'il appelle, dans
la plus stricte et la plus émouvante de ses formules,
rimmense question de fordre.
Pour trouver Tordre, Tordre intellectuel et Tordre
moral autant que Tordre politique, il circonscrivit
du mieux qu'il put le domaine de Tanarchie.
Un fait originel le frappa.
Si Tanarchie tenait : 1*" la société presque entière,
2° diverses provinces du cœur, et 3*" plusieurs dé-
partements de l'intelligence, il observa pourtant
qu'il existait des régions sereines dans lesquelles
cette anarchie ne régnait pas ou ne régnait plus.
On trouve dans un de ses opuscules de 1822 cette
remarque digne d'une longue mémoire, car elle
inaugure une époque : « 11 n'y a point de liberté
« de conscience en astronomie, en physique, en
« chimie, en physiologie même, en ce sens que
« chacun trouverait absurde de ne pas croire de
« confiance aux principes établis dans ces sciences
« par des hommes compétents. S'il en est autre-
(( ment en politique, c'est uniquement parce que, les
1 . On trouverait, en dépouillant la correspondance d'Auguste
Comte, les traces de l'émotion profonde que lui causaient les troubles
contemporains. 11 en éprouvait un étonnement douloureux, etles vic-
toires de l'ordre lui causaient une admiration plus vive encore.
« A voir les attitudes actuelles », écrivait-il, « on se demande ce que
« deviendrait le monde social, si les vivants, malgré leur révolte
« moderne, n'étaient pas, et même de plus en plus, gouvernés par
« l'ensemble des mortSy heureusement impassibles au milieu de nos
« vaines . paniques de rétrogradation ou d'anarchie ». {Lettres
d'Auguste Comte, à divers, t. I, première partie.)
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116 AUGUSTE COMTE
« anciens principes étant tombés et les nouveaux
« n'étant point encore formés, il n'y a point encore,
« à proprement parler, de principes établis ». Éta-
blir des principes politiques nouveaux^ et les établir
de manière à ce qu'ils soient inébranlables, c'est-
à-dire les fonder sur les mOmes bases qui supportent
les sciences inébranlées, voilà le projet que roulait
ce cerveau de vingt-quatre ans quand il méditait
son « Plan des travaux scientifiques nécessaires pour
réorganiser la société » .
« Pour réorganiser », c'était son idée principale :
il se marquait ainsi son but.
« Les travaux scientifiques » étaient « néces-
saires » : il marquait son moyen et le définissait.
Ce mot de scientifique est à prendre dans un
sens strict. L'astronomie, la physique, la chimie,
la physiologie cherchent et trouvent les lois des
apparences* qu'elles étudient : il faut examiner
comment elles s'y prennent pour cela et, cette étude
faite, fonder de la même manière une science de
la vie supérieure de Thomme. Cette science sera,
comme les autres, relative à des apparences; mais
ces apparences seront, comme les autres, reliées
par des lois. Substituer à la recherche des causes
et des substances, qui, réelles ou imaginaires, nous
demeurent insaisissables, la simple recherche des
lois : ce fut la méthode nouvelle. Cette méthode était
destinée à fournir la doctrine nouvelle qui serait
le principe d'une nouvelle autorité, destinée elle-
1. Comte disait des p^enomè/ie^. On a traduit ici le terme grec
par son équivalent littéral français, pour faire sentir à quel point
cette doctrine, affirmative et positive comme la science, imite la
circonspection de la science, et n'affirme des choses que ce qui en
apparaît.
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L'ORDRE POSITIF D'APRÈS COMTE 117
même à vaincre l'esprit d'examen et à remplacer
notre anarchie transitoire par l'ordre nouveau.
Mais l'esprit d'examen nest pas le seul fauteur
de l'anarchie intellectuelle. 11 détermine une absence
d'ordre qui est presque aussi pernicieuse que cet
esprit lui-même. Nos notions acquises, et même les
mieux établies, sont mal classées entre elles. A l'inté-
rieur de chaque science, on divise et on subdivise à
l'excès. Un esprit cohérent n'yretrouve jamais l'unité
dont il garde le modèle et l'amour. Mathéma-
ticien de profession, Auguste Comte s'efforça tout
d'abord d'organiser chaque embranchement de la
science qu'il enseignait. Mais le même ouvrage
d'organisation était à construire dans chacune des
autres sciences. Dans chacune, en effet, les spécia-
lités luttaient pour la vie, et leurs empires éphé-
mères, succédant à leurs confuses disputations, la
balançaient de l'anarchie mortelle à la stérile
tyrannie. Les spécialistes s'érigent en seigneurs et
en maîtres dans chaque branche ; le souci du détail
qui les intéresse noie la conception de l'ensemble,
et l'esprit du détail asservit pt immobilise l'esprit
humain.
Mais celui qui s'est élevé jusqu'à désirer que l'en-
semble prévale enfin sur le détail est ici contraint
de chercher quel est, en général, dans ïordre scien-
tifique, le détail et quel est l'ensemble, quelle est
la sphère la plus vaste et la sphère subordonnée,
quelle est donc la science-reine et quelles sont les
sciences servantes : or, ces déterminations du rapport
des sciences ou n'existent pas ou n'ont jamais été
posées avec rigueur. Au démon de la liberté qui
agite et divise chaque science s'est ajouté de l'une à
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Google
118 AUGUSTE COMTE
Fautre le démon de l'égalité. Pour le chasser, il faut
les examiner successivement, leur assigner le rang
et la dignité qui conviennent. Ainsi s'obtient la
hiérarchie des sciences.
Cette hiérarchie est un des chefs-d'œuvre de
l'esprit humain. Le philosophe a voulu naturelle-
ment qu'elle correspondit aux rapports intrinsèques
des objets auxquels s'applique chaque science.
Mais il exigeait aussi, d'une part, qu'elle aidât au
développement futur des sciences en stimulant et
en dirigeant les esprits, d'autre part, qu'elle reflétât
l'ordre historique dans lequel ces sciences ont été
successivement inventées par l'esprit de l'homme.
Pour satisfaire au premier point et correspondre
aux objets de la connaissance, Auguste Comte a
disposé les sciences dans l'ordre de la généralité
décroissante ou de la complication croissante : ma-
thématique, astronomie, physique, chimie, biologie,
sociologie et morale. Chaque science se trouve ainsi
déterminée et circonscrite, selon son objet propre
et ses lois particulières. Mais, c'est un fait d'histoire
que les sciences les plus générales et les moins
compliquées sont réellement nées les premières :
elles étaient et elles restent la condition d'exis-
tence des sciences plus compliquées, nées en effet
postérieurement à elles. Toutefois, les cadettes ne
sont pas inutiles aux aînées, car elles leur
tracent une piste, elles leur indiquent la direction
dans laquelle se fait normalement le progrès de
l'esprit humain. Comte dit : elles leur fournissent
des « destinations » précises. Comme la mathéma-
tique est indispensable à l'astronomie, l'astronomie
à la physique, la physique à la chimie, la chimie
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L'ORDRE POSITIF D'APRÈS COMTE 119
à la biologie, la biologie à la sociologie, la socio-
logie à la morale, ainsi, inversement, la morale ex-
plique, perfectionne, dirige la sociologie; la socio-
logie, la biologie ; la biologie, la chimie ; la chimie,
la physique; la physique, l'astronomie; et l'astro-
nomie, la mathématique.
Si Ton veut un exemple bien particulier, les rap-
ports de l'astronomie et de la mathématique nous
le fournissent. On ne peut faire d'astronomie sans
calcul, mais les observations de plus en plus déli-
cates des astres obligent à des calculs de plus en
plus compliqués. Le calcul permet donc à Tastto-
nomie de se constituer, mais les progrès de l'astro-
nomie obligent le calcul h se perfectionner.
Le même jeu d'influences d'avant en arrière et
d'arrière en avant se reproduit nécessairement à
l'autre bout de la chaîne. La morale, cette poli-
tique suprême, cette espèce de religion à laquelle
il faudra bien que l'homme donne sa foi quand il
sentira qu'une telle foi, lui étant démontrée, de-
meure toujours démontrable, la morale n'existe
point à l'état de science, tant que la sociologie
n'est point avancée; mais, à son tour, pour avancer,
la sociologie a besoin de la morale, qui pose les
cas à résoudre, les questions à élucider, les fins
précises à atteindre. Enfin, toutes les deux, la socio-
logie et la morale, ne peuvent être conçues conve-
nablement sans le secours de toutes les sciences an-
técédentes, la mathématique comprise ; mais la plus
éloignée, la première, la plus ancienne mathéma-
tique elle-même est aussi attirée et comme aspirée
par le développeme^it de la sociologie, qui seule,
d'après Comte, peut la régénérer, la systématiser
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i20 AUGUSTE COMTE
et Futiliser. La mathématique fournit à la sociologie
les conditions d'existence; elle en reçoit les règles
de ses derniers mouvements.
Par cette vue belle et profonde, qu'il n*a cessé
de préciser et de développer jusqu'à sa mort, Comte
introduit dans les sciences un élément nouveau,
qui leur semblerait étranger. Subordonner la ma-
thématique à la science des sociétés, n est-ce pas-
subordonner la science elle-même à son utilité pra-
tique et retomber ainsi sous la critique de Tutilita-
risme, telle qu'Auguste Comte l'avait lui-même for-
mulée ?
11 avait écrit en 1830 :
« Les applications les plus importantes dérivent
« constamment des théories formées dans une
« simple intention scientifique et qui souvent ont
« été cultivées pendant plusieurs siècles sans pro-
« duire aucun résultat pratique. On peut en citer
« un exemple bien remarquable dans les belles
« spéculations des géomètres grecs sur les sections
« coniques, qui, après une longue suite de généra-
« tions, ont servi, en déterminant la rénovation de
« l'astronomie, à conduire finalement l'art de la
^< navigation au degré qu'il a atteint dans ces der-
« niers temps et auquel il ne serait jamais parvenu
« sans les travaux si purement théoriques d'Archi-
« mède et d'Apollonius ; tellement que Condorcet
« a pu dire avec raison à cet égard : « Le matelot
« qiiime exacte observation de la longitude préservé
« du naufrage doit la vie à une théorie^ conçue^
« deux mille ans auparatmnt^ par des hommes de
« génie qui avaient en vue de siinples spéculations
« géotnétriques. »
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L'ORDRE POSITIF D'APRÈS COMTE 121
Cette difficulté qu'Auguste Comte s'était ainsi
opposée à lui-même peut se résoudre par une obser-
vation bien simple, La situation des géomètres
grecs était bien différente de celle des mathémati-
ciens modernes. De leur temps la science des socié-
tés était réduite à Un empirisme assez vague, et
l'utilité sociale dont on pouvait s'aviser alors était
très bornée : la Science des sociétés est fondée
aujourd'hui ; aux lois statiques découvertes par
Aristote se sont ajoutées d'autres lois statiques, et
les lois dynamiques, complètement inconnues autre-
fois, viennent d'être saisies. Toutes ces découvertes
dont Auguste Comte est l'auteur changent la
face du problème: la sociologie est constituée, elle
avance. Une science parvenue à son degré d'organi-
sation est devenue digne de son objet. Quand on se
subordonne à elle, on ne sort pas de la sphère scienti-
fique, on ne fait pas de l'empirisme utilitaire, on su-
bit la loi générale des connaissances humaines, qui
est la soumission de l'analyse à la synthèse et du
détail à l'ensemble : la synthèse, l'ensemble étant
l'explicateur unique et l'unique révélateur.
Mais classer véritablement les sciences, c'est
aussi classer les objets de la science. Si toutes les
sciences convergent à la science des sociétés, c'est
que l'homme en société représente le corps entier
de la nature. Il le résume et le couronne. Nombre
mathématique, membre du système solaire, élément
physique, élément chimique, être vivant, l'homme
est, de plus, un être sociable : c'est par cette der-
nière qualité qu'il est homme; le meilleur type de
l'homme, celui qui sera le plus normal et le plus
humain, sera donc le plus éminemment sociable.
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122 AUGUSTE COMTE
Ce sera Thomine chez lequel la sociabilité s'impo-
sera et régnera.
Dans le plexus de nos instincts, cette préémi-
nence de Tinstinct social établit un nouveau prin-
cipe de classement, grâce auquel Tanarchie morale
peut être éliminée, comme l'anarchie mentale Ta
été grâce à la classification des sciences. La socia-
bilité, instinct des instincts, joue le même rôle que la
sociologie, science des sciences : elle se subordonne
complètement le reste. Comme nous savons l'ordre
dans lequel l'homme doit penser, nous atteignons
ici à Tordre selon lequel il doit sentir.
Peut-il sentir comme il le doit? Un être comme
l'homme, qui estéminemment social, c'est-à-dire qui
tire presque tout ce qu'il est de la société, sa substance
et son milieu, un être qui ne vit que d'autrui et par
autrui, peut-il vivre aussi en autrui et pour autrui?
Peut-il vivre de plus en plus hors de lui-même?
On ne saurait nier qu'il y prenne souvent plaisir et
que le désintéressement, le dévouement et le sacri-
fice appartiennent au genre humain. Les pou-
voirs naturels de l'homme vont certainement jusque-
là. Il y eut de tout temps, partout, sous toutes les
disciplines de morale ou de religion, des esprits et
des cœurs, dont le naturel atteignit au sublime
quand ils se renonçaient eux-mêmes et préfé-
raient autrui. Mais, comme dit Comte, « le saint
problème humain » consiste à « instituer » d'une
manière continue et permanente, d'une manière
« habituelle », cette « prépondérance », ordinaire-
ment temporaire et accidentelle ou fort exception-
nelle « de la sociabilité sur la personnalité ». Il
s'agit de subordonner constamment « l'homme à
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L'ORDRE POSITIF D'APRÈS COMTE 123
rhumanité », de perfectionner rhomme en le ren-
dant plus digne de lui, plus humain.
Comment faire ? C'est là un problème nouveau.
La sociologie a fait saisir sur le fait la nature
éminemment sociable de l'homme ; la morale vient
de préciser quelle est la règle qui doit prévaloir
pour développer le meilleur élément, l'élément
sociable de la nature humaine. Grâce h ces deux
sciences, nous connaissons ce qu'il faut faire. Il ne
reste que la pratique. Reste à découvrir les moyens
d'assurer l'avantage au meilleur type humain ; ces
moyens trouvés, reste encore à trouver la force
qui les mette en usage.
Auguste Comte est un des rares moralistes qui
n'aient pas confondu ces deux ou trois points de
vue très distincts. Dès 1826, il écrivait : « Ni
l'individu, ni l'espèce ne sont destinés h consu-
mer leur vie dans une activité stérilement rai-
sonneuse en dissertant continuellement sur la
conduite qu'ils doivent tenir. C'est à l'activité qu'est
appelée) essentiellement la niasse des hommes. »
Or, de bons sentiments ne suffisent pas à diriger
l'activité. « Les meilleures impulsions sont ha-
bituellement insuffisantes pour diriger la con-
duite privée ou publique, quand elle reste toujours
dépourvue des convictions destinées à prévenir ou
à coi'riger ces déviations ^ » Il faut des convic-
tions, c'est-à-dire une foi, c'est-à-dire un dogme.
La « règle volontaire » doit toujours reposer sur
« une discipline involontaire », et cette discipline
doit être « chérie ». « Toute consistance est inter-
1. Synthèse subjective^ 1856.
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124 AUGUSTE COMTE
dite aux senliments qui ne sont point assistés
par des convictions^, » En d'autres termes, il
faut un dogme : un dogme aimé. Et, pour être
présentées aux imaginations, pour retentir dans
les cœurs, ces convictions exigent un ensemble de
pratiques habituelles. Le dogme appelle un culte. A
cette condition seulement la religion sera complète,
et la religion est indispensable à toute morale qui
veut être pratiquée et vécue. Sans religion, point de
morale efficace et vivante : or, il nous faut une mo-
rale pour mettre fin à l'anarchie des sentiments,
comme il a fallu une classification des sciences pour
mettre fin à Tanarchie des esprits.
Auguste Comte institua donc une religion. Si la
tentative prête à sourire, je sais bien-, par expé-
rience, qu'on n'en sourit que faute d'en avoir péné-
tré bien profondément les raisons.
Le dogme catholique met à son centre l'être le
plus grand qui puisse être pensé, id quo inajiis
cogitari nonpotest -, l'être par excellence, l'être des
êtres et celui qui dit: sum qui sum. Le dogme posi-
tiviste établit à son centre le plus grand être qui
puisse être connu, mais connu « positivement »,
c'est-à-dire en dehors de tout procédé théologique
ou métaphysique. Cet être, les sciences positives
l'ont saisi et nommé au dernier terme de leur
enchaînement, quand elles ont traité de la société
humaine : c'est le même être que propose à tout
homme, comme son objet naturel, Tinstinctive
révélation de l'amour dans la silencieuse solitude
1. Appel aux Conservateurs, 1855 .
2. Saint Thomas, résumant saint Augustin et saint Anselme-
{Sum. tfieoL, prima primae, q. II, art. 1, 2).
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L'ORDRE POSITIF D'APRÈS COMTE i25
<i'uTi cœur, qui ne cherche janiais que lui : être
semblable et différent, extérieur à nous et présent
•H\i fond de nos âmes, proche ek lointain, mysté-
rieux et manifeste, tout à la fois le plus concret
-de tous les Etres, la plus haute des abstrac-
tions, nécessaire comme le pain et misérablement
ignoré de ce qui n'a la vie que par lui! Ce que dit la
synthèse, ce que la sympathie murmure, une syner-
gie religieuse de tous nos pouvoirs naturels le
répétera: le Grand-Être estPHumanité.
Comme le fait très justement remarquer Tun des
meilleurs disciples de Comte, M. Antoine Bau-
mann, htimanitê ne veut aucunement dire ici l'en-
semble des hommes répandus de notre vivant sur
cette planète, ni le simple total des vivants et des
morts. C*est seulement l'ensemble des hommes qui
ont coopéré au grand ouvrage humain, ceux qui se
prolongent en nous, que nous continuons, ceux
dont nous sommes les débiteurs véritables, les
autres n'étant parfois que des « parasites » ou des
« producteurs de fumier ». Cette nombreuse élite
humaine n'est pas une image vaine. Elle forme
€e qu'il y a de plus réel en nous. Nous la sen-
tons dès que nous descendons au secret de notre
nature. Sujets des faits mathématiques et astrono-
miques, sujets des faits physiques, des faits chi-
miques^ et des faits de la vie, nous sommes plus
sujets encore des faits spéciaux à la famille humaine.
Nous dépendons de nos contemporains. Nous dépen-
dons bien plus de nos prédécesseurs. Ce qui pense
en nous, avant nous, c'est le langage humain, qui
est, non notre œuvre personnelle, mais l'œuvre de
l'humanité ; c'est aussi la raison humaine, qui nous
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i26 AUGUSTE COMTE
a précédés, qui nous entoure et nous devance; c'est
la civilisation humaine, dans laquelle un apport
personnel, si puissant qu'il soit, n'est jamais qu'une
molécule d'une énergie infime dans la goutte d'eau
ajoutée par nos contemporains au courant de ce
vaste (leuve. Actions, pensées ou sentiments, ce
sont produits de l'âme humaine: notre âme person-
nelle n'y est presque pour rien. Le vrai positiviste
répèU' à peu près comme saint Paul : in eâ vivimtis,
7nov/'mur et sumiis, et, s'il a mis son cœur en har-
monie avec sa science et sa foi, il ne peut qu'ajouter,
en un acte d'adoration, la parole un peu modifiée
du Psalmiste : — Nonnobis, Domina^ non nobis^sed
numim luo da gloriam !
Assurément la religion ainsi conçue n'est bonne
que pour nous : elle n'a de rapport qu'avec la race
humaine et le monde où vit cette race. L'infini et
l'absolu lui échappent, mais il faut observer ici que
cette condition ne s'impose pas moins à la science
la plus rigoureuse. « Rien n'empêche, dit Comte*,
d'imaginer, hors de notre système solaire, des
mondes toujours livrés à une agitation inorganique
entièrement désordonnée, qui ne comporterait pas
seulement une loi générale de la pesanteur. » Cette
imagination du désordre sert d'ailleurs à nous faire
apprécier mieux et même chérir (le mot revient
souvent) les bienfaits de l'ordre physique qui règne
autour de nous * et dont nous sommes l'expression
la plus complète.
1. «r L'homme est tellement disposé à l'affection qu'il l'étend
« snns effort aux objets inanimés, et même aux simples règles
« ftbïtraïtea, pourvu qu'il leur reconnaisse un lien quelconque avec
* sa propre existence. » {Système de politique positive y t. II.)
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lli
L'ORDRE POSITIF D'APRÈS COMTE 127
Ce point bien médité, inutile de s'arrêter aux
curiosités spéculatives. La logique humaine, ou
philosophie, n'est que « l'ensemble des moyens
propres à nous révéler les vérités qui nous con-
viennent * ». Les vérités qui nous conviennent.
Non les autres. Qu'en ferions-nous? Comte ne
cessa de formuler son indifférence- à l'égard de ces
dernières, en même temps que d'élargir et de préci-
ser la sphère de « ce qui nous convient ». Mais, en
s'élargissant ainsi, sa philosophie approchait des
confins de la religion qu'elle ne tardait pas à
rejoindre. La définition que l'on vient de lire est
de 1851. 11 la corrigea cinq ans plus tard^. La vraie
logique ne lui parut plus bornée à « dévoiler les
vérités » qui nous conviennent : elle embrassa le
domaine de l'action. Elle le systématisa et le régla ;
« car nous devons autant systématiser nos conjec-
tures que nos démonstrations, les unes et les autres
devant être mises au service de la sociabilité, seule
source de la véritable unité ». La vraie logique se
définit donc « le concours normal des sentiments,
des images et des signes pour nous inspirer » (au
lieu de dévoiler) « les conceptions » (au lieu de vérités)
« qui conviennent à nos besoins moraux, intellec-
tuels et physiques ». Cette philosophie, cette logique
veut envelopper et soulever toute l'âme.
Donc, sachant les besoins humains , nous leur four-
nirons, en vue de les satisfaire, tout ce que nous
1. Système de politique positive^ i. II.
2. Au reproche d'utilitarisme, même réponse que ci-dessus.
Comte dirait que la sphère de ce qui nous convient est, grâce à
lui, organisée : la morale est une science.
3. Synthèse subjective.
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i 28 AUGUSTE. COMTE
aurons : vérité, quand nous posséderons une vérité;
fables, lorsque les vérités feront défaut ; Tesprit
humain ni Tàme humaine n'attendent poirït. Celui
qui meut le soleil et les autres étoiles dans le Can-
tique de Dante, Tamour, qu'Auguste Comte appelle
<vle moteur» detoute activité, cetamour,cedésirnous
jette en avant. Prenons garde de rien mépriser qui
nous appartienne. La poésie est « plus large » et
({ non moins vraie » que la philosophie. Ce que le
philosophe peut exiger de la poésie, c'est seulement
de ne pas contredire ce que la science révèle de
i^ertain sur la nature humaine. Sous cette condition,
que la poésie ait champ libre ! Elle ne pourra
qu'ajouter par ses ornements à la magnificence de
la religion. Veut-elle attribuer aux corps des qua-
lités imaginaires? Il suffit qu'elles ne soient point
<i en opposition avec les qualités constatées ». Veut-
etle concevoir des titres absolument fictifs? Il suffira
qu'ih sorventle Grand-Être et contribuent à rendre
la synthèse aussi émouvante que vraie.
Atigusfe Comte en a donné l'exemple. Puisque le
Grand-I'^tre nous manifeste, aussi réellement que
posî;îbh\ « l'entière plénitude du type humain, oîi
Inintelligence assiste le sentiment pour diriger l'ac-
tivîté y^, pourquoi ne pas associer aux hommages
rendus au Grand-Etre cette Planète, avec le système
entier qui lui sert de demeure? Pourquoi s'arrêter
là et ne point ajouter à ce couple de dieux l'Es-
pace qui enveloppe notre système? Que la Terre
et que les planètes se meuvent, rien n'empêche d*y
voir un acte de volonté. Que l'Espace se laisse fran-
chir, rien n'empêche d'expliquer que ce libre par-
cours ait été laissé au chœur de nos astres par l'acte
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L'ORDRE POSITIF D'APRÈS COMTE 129
continu de sympathies immenses. Rien n'empêche
non plus de rêver que, si l'Espace fut, c'est pour que
la Terre, son satellite, ses compagnes et son soleil y
puissent fleurir ; il n'est pas difficile non plus d'ima-
giner supplémentairement que la Terre, qui était
indispensable à « la suprême existence », ait voulu
concourir en efl'et au Grand-Être. Le poète a le droit
de ne pas tenir la concordance pour fortuite. Comme
le savant explique les hommes par la loi de l'Hu-
manité, l'attrait de ce Grand-Être rendra compte
au poète de la subtile bienveillance des innom-
brables flots de l'Espace éthéré^ et du courage que
la Terre (et aussi le soleil et la lune « que nous
devons spécialement honorer ») a déployé et dé-
ploiera pour le commun service de l'Humanité
triomphante.
Ici, le philosophe, peut-être soucieux à l'excès
de sa philosophie de l'histoire, et voulant, comme
il dit, incorporer le fétichisme en même temps qu'un
certain degré de polythéisme à sa religion de l'hu-
manité, eut le tort déplorable de gâter, en leur don-
nant un nom malheureux, ces rêveries qui sont fort
belles. Mais, avant de rire du Grand- Fétiche, —
c'est le nom qu'il osa décerner à la Terre-mère, —
j'aimerais que l'on consultât, moins sur le mot que
sur la chose, les esprits compétents, et je veux
dire les poètes. Je ne le demanderai pas à M. Sully-
Prudhomme,qui n'a presque rien d'un positiviste^.
Mais M. Charles de Pomairols, qui a parlé de la
Terre avec des inflexions d'une grâce pieuse, sait
1. Ou Grand Milieu.
2. Le poète de la Justice procède évidemment de Kant.
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130 AUGUSTE COMTE
fort bien le sens des termes dont il s'est servi, car il
fut très bon philosophe et comtisle aussi orthodoxe-
que poète élégant et pur.
Le Grand-Fétiche anime la cadence de ces beaux.
Ycrs :
.,* J'ignorais tout de toi, vierge, ô blanche voisine l
Mai^ notre pays même avec grâce et douceur
M'a Gonduit vers le bien qui manquait à mon cœur,
Et, m'étant approché du parfum des prairies.
Invité par Téclat des pelouses fleuries,
Un jour, il m'a suffi, le plus doux de mes jours.
De faire sous mes pas plier leur fin velours.
De suivre à l'abandon le ruisseau qui serpente,
De me laisser aller, comme lui, sur la pente.
D'entendre d'un esprit docile le conseil
Que la forme du sol, sous l'éternel soleil.
Avait déposé là, dès l'origine ancienne,
Vierge! et je t'ai irouvée et je t'ai faite mienne!
Les poètes de tous les temps ont dû reconnaître-
à Cybcle un corps vivant, un esprit, une volonté,.
des désirs. Mais cette attribution, ordinairement
due au souffle de l'instinct, est chez M. de Pomai-
rols systématique ^ et telle que lesprit de Comte
Teùt souhaitée.
Prenons bien garde au caractère principal de
ce système, qui est le naturel : Tauteur de la
SfjnUuhe subjective ne se flattait pas de créer ses
matériaux. A peine eût-il osé dire comme Pascal :
« L'ordre est de moi. » L'ordre, en effet, était lui-^
mOme inscrit dans la nature des choses. Comte s'est
borné h l'y découvrir, et il a composé dans une
suile rigoureuse des sentiments, des idées et des-
\. Cb. de Pomairols, Regards intimes (Lemerre, éditeur).
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I
L'ORDRE POSITIF D'APRÈS COMTE 131
habitudes qui, avant lui, avaient toujours plus ou
moins existé à Tétat flottant. Voilà ce qullne faut
pas oublier si Ton veut connaître, comprendre,
apprécier ce que cet homme, qui passe pour
orgueilleux et qui fut si humble, avait dans la pen-
sée quand il fondait sa religion. Le dogme en est si
peu arbitraire que TOlympe de Comte a toujours
fait Tobjet du culte des sensibilités délicates et
des imaginations exaltées, à quelque genre de re-
ligion qu'elles appartinssent.
Il a pareillement classé, nommé, qualifié toutes
les autres vénérations instinctives. Il a organisé et
pour ainsi dire, ajusté en moraliste, mais aussi en ma-
thématicien, avec précision et finesse, les plus nobles
ressorts de Thomme moderne : honneur, gloire,
pudeur, enthousiasme, dignité, intégrité. Il ne s'est
jamais flatté de les inventer. Les formules de ce
système et de cet ordre peuvent être trouvées sur-
prenantes ou choquantes. Avant de les railler ou de
les censurer, il faut voir si elles ne correspondent
pas à des faits reconnus.
C'est un fait que, dans beaucoup d'esprits, la vie
religieuse est devenue affaire de tradition plus que
de foi, de point d'honneur personnel ou domestique
plus que de certitude individuelle.
C'est un fait que le culte des morts se développe
dans les grandes villes du monde occidental.
C'estunautrefaitquelesjugements delà postérité,
les visions de l'avenir impressionnent et déterminent
les grandes âmes. Avant que Comte eût pu parler
d'immortalité subjective, le fier Danton avait lancé
au Tribunal révolutionnaire sa réponse : « Ma de-
u meure ? Demain dans le néant, et mon nom au
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132 AUGUSTE COMTE
« Panthéon de r histoire ^l » Comte observe ce qui
nous émeut et ce qui nous règle : il le médite,
l'analyse, le généralise et le codifie.
Le culte qu*il ajoute au dogme et à la morale
de sa religion n*est que le développement du culte
catholique, et c'est sans doute ce qui en fait, au
premier abord, la bizarrerie. Ces invocations, ces
confessions, ces effusions, ces neuf sacrements, ce
calendrier dans lequel les jours et les mois de
Tannée sont consacrés aux « grands types de l'hu-
manité », prennent tantôt l'aspect d'un décalque
tout pur et tantôt celui d une charge. De même, les
anges gardiens (la mère, la fille, Tépouse, qui sont
aussi nommées déesses domestiques), l'utopie de la
Vierge-Mère, le sacerdoce, le temple de l'Huma-
nité. De môme, l'établissement du pouvoir spiri-
tuel présidé par un grand-prêtre de l'Humanité, pape
de l'avenir. Eh! le rituel du catholicisme ne doit-il
pas aussi au rituel des religions qui l'ont précédé?
Toutes les institutions religieuses qui ont vécu ont
tiré leur substance de devanciers immédiats. Celui
qui regarde de près les rêves d'Auguste Comte sai-
sit promptement les raisons de chaque rite ou de
chaque observance. Ici, la critique se borne à cette
observation qu'il n'y a guère exemple d'un culte
ainsi organisé d'un jet dans une seule tête ; encore
y a-t-il réponse à cela : les prémisses de Comte une
fois posées, on ne peut s'écarter beaucoup des con-
séquences qu'il a déduites.
Le culte rendu à l'Humanité sert proprement
d'excitateur continuel et régulier aux puissances
1. Emile Antoine, Revue occidentale du 1" mars 1893.
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L'ORDRE POSITIF D'APRÈS COMTE 133
d'enthousiasme et d'énergie accumulées dans le
dogme. Ou l'Humanité ne sera qu'un terme vague,
général et sans efficacité, ou nous devrons préciser
rigoureusement ce qu'il faut vénérer en elle : mo-
ment, lieu et personnes. Il faudranommer les grands
hommes, leur consacrer des jours, des semaines,
des mois. Il faudra vous montrer l'élément reli-
gieux, la poussière d'Humanité qui flotte autour
de vous et, comme toujours, la classer et l'or-
ganiser. Vous la verrez dans la famille : vous lui ^
élèverez l'autel domestique. Vous la verrez dans
la patrie, et le patriotisme en aura ses rites
particuliers. La femme que vous aimerez vous
sera aussi, de toute nécessité, une image sensible,
vive et puissante, de la flamme d'amour qui
chasse l'homme de lui-même et lui révèle qu'il
est fait pour d'autres que lui. Mais, si le fonda-
teur de votre culte aima avant vous, pourrez-vous
refuser à son élue le rang de patronne et de bien-
heureuse? Elle figurera la Femme dans l'Humanité.
Avec une exactitude qui touchera même vos sens,
elle signifiera le règne du cœur^, mais d'un cœur
assisté de toutes les clartés de l'intelligence, d'un
cœur réorganisé et régénéré : elle épanouira le
triomphe de l'âme arrivée à sa plénitude sur une
raison sèche et nue. — Rien d'inorganique, rien
d'impersonnel, ni rien de confus ne peut être souf-
fert dans les prescriptions du positivisme. C'est une
! . l\ faut s'entendre, en effet, quand on écrit que la morale de
Comte établit le règne du sentiment. Avec quel dédain il écrit
d'une personne qui lui déplaît : « Emanée d'un père stupide et
anarchique, cette jeune dame croit et dit que la vie n'a jamais
besoin d'être systématiquement réglée, et que le sentiment suffit
pour nous conduire ». (90- lettre au D' Audiffrend, 26 Aristote, 69).
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134 AUGUSTE COMTE
philosophie extrêmement vivante, figurée avec la
dernière précision. La couleur et la vie qui lui sont
naturelles sont avivées encore par cette force et
celte clarté du dessin.
Tous les détails minutieux auxquels Comte des-
cend s'expliquent de même. Ou la religion, la mo-
rale, la politique, la poésie se donneroïit la main ;
ou la synthèse positive formée dans les esprits
n'agira point sur la conduite. Un positiviste peut
s'abstenir, par aridité naturelle, de répéter les cé-
lèbres formules établies par Auguste Comte avec
les fragments des poètes qu'il préférait :
Vergine Madré, figlia del tuo figlio,
Quella cKemparadisa la mia mente
Ogni basso pensier dal cor rnavulse! etc.
Mais ce positiviste est exactement dans le même
cas que le catholique dénué de mysticité. Leur
culte n'est pas complet, précisément parce que
leur type est inachevé. Pure infirmité personnelle,
qui ne peut arrêter notre jugement. Les différentes
parties du positivisme de Comte concourent à tirer
de l'anarchie l'esprit ou le cœurqu'elle fait souffrir;
mais l'œuvre entière ou quelque œuvre conçue sur
un plan aussi général que celle-ci sera seule ca-
pable d'organiser complètement, définitivement,
tête et cœur, personne et Etat. L'influence de cette
œuvre peut être infinie : ce n'est pas vainement que,
dans un langage digne de la plus haute algèbre,
d'une poésie sans égale, Auguste Comte se flatta de
rendre l'homme « plus régulier que le ciel^ ».
\. Système de politique positive^ tome IV.
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L'ORDRE POSITIF D'APRÈS COMTE 435
Régulier, nullement esclave. Du jour oii s'établit
cette Religion Positive, Tordre, devenu la condition
•du progrès, impose le respect spontané de la tradi-
tion, bien mieux, « Tartiour » de ce « noble joug du
passé », et, d'une façon plus générale, le sentiment
<iela supériorité de Tobéissance et de la soumission
sur la révolte. Tout le monde subit la loi, le sage
la connaît, maisThomme pieux Taffectionne. Si donc
le culte du Grand-Être humain se propageait et
s'imposait, les relations de dépendance universelle
«et d'universelle hiérarchie seraient précisément
l'objet de ces exaltations, de ces enthousiasmes et
•de toutes les agitations sensitives qui s'exercent
aujourd'hui en sens opposé : ce grand facteur
révolutionnaire, l'humeur individuelle, le senti-
ment, l'Amour serait Tauxiliaire de la paix gé-
nérale.
Qui a de grands devoirs doit disposer de grands
pouvoirs, même matériels, même pécuniaires; on
ne chicq.ne plus aux Gouvernements ni aux autres
forces sociales, qui sont chargées de plus lourdes
responsabilités, les capitaux matériels et moraux qui
leur sont nécessaires pour en porter la charge. Le >.
régime électif est remplacé, en sociocratie positive, )
par une sorte d'adoption qui donne aux « dignes /
chefs » le droit de désigner leurs successeurs. Les 1
forts se dévoueilt aux faibles, les faibles vénèrent
les forts. Un puissant patriciat s'est constitué; les
prolétaires se groupent autour de lui, toute « source
•envieuse des répugnances démocratiques » étant
bien tarie : maîtres et serviteurs se savent tous
formés les uns en vue des autres. Les dirigeants se
règlent sur les avis du sacerdoce, pouvoir spirituel
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136 AUGUSTE COMTE
qui se garde bien d'usurper, sachant que sa fonc-
tion n'est que de conseiller, non d'assumer en au-
cun cas le commandements
La discussion stérile est finie à jamais, Tintelli-
gence humaine songe à être féconde, c'est-à-dire à
développer les conséquences au lieu de discuter les
principes. Les dissidences sont de peu. Les con-
quêtes de l'ordre éliminent nécessairement les
derniers partisans des idées de la Révolution, qui
forment « le plus nuisible et le plus arriéré des
partis- ». Tous les bons éléments du parti révolu-
tionnaire abjurent le principe du libre examen, de
la souveraineté du peuple, de l'égalité et du com-
munisme socialiste : « dogmes révolutionnaires que
toute doctrine vraiment organique doit préalable-
ment exclure », et pour lesquels on voudrait impo-
ser « aujourd'hui matéxiellement un respect légal ».
Ces dogmes subversifs vont mourir de faiblesse.
Les bons éléments du parti rétrograde abjurent,
tout au moins en politique, la théologie et le droit
divin. Les positivistes font avec les premiers une
* alliance politique, avec les seconds l'alliance reli-
gieuse. Car les premiers ont de l'ardeur et de la vie,
semences ignées du progrès, et les seconds possèdent
une discipline du plus grand prix. « Sans devoir
devenir pleinement positivistes, les vrais conserva-
teurs peuvent en faire sagement des applications •'^. »
L'homme abdique ses prétendus droits, mais il
remplit des devoirs qui le perfectionnent. L'esprit
1. Si cette usurpation pouvait se produire, on aurait, selon
Comte, la pédantocratie^ ou le plus affreux des régimes.
2. Appel aux Conservateurs.
3. Appel aux Conservateurs.
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L'ORDRE POSITIF D'APRÈS COMTE 137
d'anarchie se dissout, Tordre ancien se confond
peu à peu avec Tordre nouveau.
I Au catholicisme, que Comte ose appeler « le
/ polythéisme du moyen âge », se substitue sans
secousse le culte de THumanité, au moyen de la
transition ménagée par la Vierge-Mère, cette
<( déesse des Croisés », « véritable déesse des cœurs
méridionaux », « suave devancière spontanée de
THumanité* ». Le conflit entre Tenthousiasme poé-
tique et Tesprit scientifique est pacifié-. Paix dans
les âmes. Paix au monde. La violence aura dis-
paru avec la fraude. Avec la guerre civile, la guerre
étrangère s'apaisera sous le drapeau vert d'une
République occidentale, présidée par Paris, étendue
autour du « peuple central » (Ja France), à l'Italie,
à l'Espagne, à TAngleterre et à l'Allemagne. Le
Grand-Être, qui n'est pas encore. Comte Tavoue^
le Grand-Être sera enfin : les hommes baigneront
dans la délicieuse unité des cœurs, des esprits, des
nations.
1. Passim : Système de politique positive^ t. III ; Appel aux Con-
servateurs et Synthèse subjective.
2. Synthèse subjective,
3. Système de politique positive^ t. II.
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III
VALEUR DE L ORDRE POSITIF
>t. Pierre Laffitte, qui a dirigé le positivisme
depuis la mort de son maître jusqu'à ces derniers
temps', eut coutume de dire que Comte s*est trompé
sur la vitesse des transformations prévues par son
génie. Une critique exacte des méprises de Comte
n'a pas été faite encore et les proportions de son
çntryclopédie la rendent difficile. On peut douter de
certains points très importants. La sociologie est-
«41e aussi avancée que le soutient Comte^? La loi
<le dynamique sociale, sa chère loi d'après laquelle
l'humîmité passe nécessairement par les trois états
d'aflirmation théologique, de critique métaphysique
et de science ou de religion positive, doit-elle être
tenue pour démontrée^? Enfin, la division des ins-
tincts en altruistes et en égoïstes a-t-elle l'évidence
que Ton souhaiterait?
1. II est mort en janvier 1903. M. Charles Jeannolle lui a succédé.
2. « La biologie n'est pas faite», lui objecte très justement
M. Anatole France, dans le Jardin d'Epicure.
3. Tl faudrait un livre entier pour l'examiner convenablement.
M. Michel Salomon va trop loin, quand il déclare cette grande loi
« arbitrairement affirmée >. Les efforts des métaphysiciens, MM. Bou-
troux, Liard, Ravaisson, pour la rattacher à la métaphysique
ne sont pas décisifs non plus.
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VALEUR DE L'ORDRE POSITIF 139
Quelque graves que soient ces doutes, ils n'at-
teignent pas la doctrine, dont les grands traits
subsistent.
— L'histoire de l'Europe contemporaine, celle
qui va des environs de 1854 à 1904, donne égale-
ment un démenti aux rêveries pacifiques de la reli-
gion de l'Humanité; mais ce démenti de détail
communique au système total une vigueur, un inté-
rêt que Ton peut nommer actuels : le positivisme
paraît d'autant plus vrai et d'autant plus utile que
ses meilleures espérances sont déjouées ^ C'est qu'il
est, par-dessus tout, une discipline.
Pas plus qu'il ne diminuait la famille au profit
de la patrie, Comte n'affaiblissait la patrie au profit
de l'humanité :1a constitution de l'unité italienne et
de l'unité allemande, l'extension de l'empire bri-
tannique et de l'empire américain, nos défaites
de 1870 auraient probablement inspiré à Comte, s'il
eût atteint, suivant son rêve, à la longévité de
Fontenelle, des retouches très sérieuses, mais très
faciles, at que plusieurs de ses disciples n'ont pas
craint d'accomplir, sur l'article de la Défense fran-
çaise et du renforcement de notre nationalité^. Jus-
qu'à nouvel ordre, pour fort longtemps peut-être,
la pairie représentera le genre humain pour chaque
groupe d'hommes donné, et cet « égoïsme national
ne laissera pas de les disposer à l'amour uni-
versel* », Auguste Comte l'a observé de lui-même.
1. Notons bien que c'étaient des espérances conditionnelles.
2. Il serait aisé de trouver dans la Revue occidentale de M. Pierre
Laffitte des traces expresses de ces retouches nécessaires. De son
côté, M. Antoine Baumann, qui n'appartient pas à l'obédience de
M. Laffitte, a (plus profondément) accusé les mêmes tendances.
1. Système de politique positive, t. II.
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140 AUGUSTE C»MTE
Sous ces réserves et moyennant ces compléments,
les uns et les autres bien secondaires en un sujet
qui tient à Tensemble même des choses, la critique
doit avouer qu'Auguste Comte a résolu, quant à
l'essentiel, le problème de la réorganisation posi-
tive. S'il n'a pas réglé le présent « d'après t avenir
t/Mmi du passé ^ », on peut dire qu'il a, comme il
sVn vante, convenablement et « pleinement systé-
mathé le bon sens- ».
Il Ta fait avec un bon sens incomparable. Les
utopifis que Ton rencontre dans son œuvre y sont
appelées en toutes lettres des utopies, les fictions
de» fictions, les théories des théories; encore se
défîe-t-il des théories pures, jeux d'esprit qu'il ren-
voie aux académiciens. « La dégénéralion acadé-
mique », dit-il'^ Ce qu'il théorise, c'est la pratique^.
El, chose admirable, chose unique peut-être dans
la succession des grands hommes de sa famille, ce
lh<*oricien de l'altruisme et qui a désiré le bien si
passionnément, n'a pas été un optimiste, il n'a pas
cru que ce qu'il proposait ou conseillait se trouvât
dès lors accompli : il a sans cesse, comme il dit,
appelé « les impidsions personnelles au secours des
affeclions sociales'^ », se gardant ainsi de dénaturer
l*> mécanisme de l'homme pour l'améliorer en ima-
ginalion.
1, Système de politique positive^ t. III.
Sî. Cûurs de philosophie positive, t. VI.
!L Sz/nlème de politique positive, t. 111.
4, 11 a le sens du détail et de l'exception, lui qui ne cesse de
soumettre le détail à Fensemble. Par exemple, adversaire acharné
du divorce, il n'hésite pas à Vadmettre en certains cas. 11 Tadmet
pour l<î cas de Clotilde de Vaux. Il ne l'admet^ pas pour lui-même.
a. Système de politique positive, t. II.
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VALEUR DE L'ORDRE POSITIF i 41
Trait non moins rare et sur lequel il est aussi
sans rival, Maistre et Bonald ne lui ayant que mon-
tré la voie, il a senti profondément ce qu'il y avait
d'anarchique et de « subversif » à concentrer « la
sociabilité sur les existences simultanées », c'est-à-
dire à croire que nous ne formons de société qu'avec
nos contemporains, à méconnaître « l'empire néces-
saire des générations antérieures* », et enfin à faire
prévaloir la solidarité dans l'espace sur la conti-
nuité, qui est la solidarité dans le temps : en
renversant un rapport si défectueux, en rendant
aux hommes morts et aux hommes à naître la pre-
mière place dans la réflexion des meilleurs, il a
fondé vraiment sa philosophie et sa gloire.
1. Système de politique positive, t. II.
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IV
LE FONDATEUR DU POSITIVISME
Ce bon sens était donc la faculté maîtresse de
Comte. Elle a réglé souverainement ses autres puis-
sances, si Tonexcepte une périoded'un an (1826-1827).
La crise d'aliénation qui alla jusqu'à la folie furieuse
pourrait témoigner elle-même de l'extraordinaire
violence de l'imagination et de la sensibilité aux-
quelles cet esprit eut la charge de présider. La per-
sistance des images était chez lui si forte, sa mémoire
était si parfaite qu'il avait coutume de composer
de tôle, phrase par phrase, les sept ou huit cents
pages de ses traités. La méditation ainsi conduite
jusquau dernier mot du dernier feuillet, il la rédi-
geait louL d'un trait, presque sans rature; ses im-
primeurs ne pouvaient le suivre dans la rapidité de
sa rédaction.
Claire et forte dans ses opuscules de jeunesse, on
trouvera l'expression diffuse et longue dans les
livres de sa maturité ; mais les derniers, principa-
lement le Système de politique positive^ accusent un
progrès immense. La phrase, raccourcie et grave^
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LE FONDATEUR DU POSITIVISxMjE 143
chante les saintes lois. U s'était imposé, dans la
composition pour la rédiger, une sorte de rythme ;
il aggrava ce rythme de nouveaux artifices mathé-
matiques, dont l'explication tiendrait trop de place,
quand il écrivit la Synthèse subjective. Ce régime
austère qu'il eût voulu imposer à la poésie de son
temps, comme à son art particulier, tendait, dit-il,
« à concentrer la composition, esthétique ou théo-
rique, chez les âmes capables d'en apprécier t effi-
cacité sans en redouter la rigueur ». Les cadres
immuables de ce régime « ne conviennent d'ailleurs
qu'aux grandes intelligences fortement préparées où
ces formes secondent la convergence et la conci-
sion ».
Il se rendait justice en se classant parmi les
grandes intelligences : ainsi Dante se met entre les
grands poètes. Si la mémoire lui fournissait un
nombre infini de matériaux de tout ordre, puisés
dans la science, l'histoire, la poésie, les langues ou
même dans l'expérience de chaque jour, ce trésor
était employé par une raison critique et une puis-
sance de systématisation qui n'y étaient pas inégales.
Mais le travail se fit d'autant plus énergiquement
qu'il était activé par une âme plus véhémente.
Peu de sensibilités seraient dignes d'être com-
parées à celle de Comte. Elle ne cessa de sentir
l'aiguillon des médiocrités de la vie.
Mais les forts ne souffrent pas inutilement. Au-
guste Comte débuta comme la plupart des jeunes
gens. U se complut longtemps dans les erreurs delà
jeunesse. Pareil au grand poète qu'il préférait à tous
les autres etquej'aimeà citer à propos de lui. Comte
aurait pu avouer que, « presque au commencement
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144 AUGUSTE COMTE
de la montée de sa vie », la panthère au corps
souple bondissait devant lui :
Temp'era dal pnncipio del mattino
El solmontava,.,
« C'était l'heure du commencement du matin, et
le soleil montait. » La fougue ardente de son sang
méridional l'attachait au bel animal bigarré qui
symbolise la luxure de la jeunesse. Les lettres
adressées plus tard à Clotilde de Vaux nous ren-
seignent sur l'aventureuse existence qui se juxta-
posait à tant de labeurs ^ Cherchant l'amour,
trouvant la débauche, le mariage lui parut con-
cilier l'un et l'autre de ces deux biens avec le
soin de sa tranquillité. C'est ainsi que sa jeune maî-
tresse, Caroline Massin, devint M""® Comte.
Il en a trop gémi, il Ta trop flétrie par la suite,
la voix de ses disciples a trop accompagné la sienne
pour qu'il soit indiscret de dire aujourd'hui la
vérité. Ce mariage, contracté en des circonstances
affreuses, l'unit à son mauvais démon. Sans man-
quer d'esprit, Caroline fut une sotte. Aussi longtemps
que l'âge le permit, elle eut, au su de son mari, la
tenue d'une fille publique : Bovary parisienne qui,
lorsqu'elle n'était pas dominée par d'autres ardeurs,
ne pouvait songer qu'à transformer son époux en
« machine académique, lui gagnant de l'argent,
<( des titres et des places - ». Ignorante d'ailleurs
de la valeur intellectuelle de Comte, au point de
lui déclarer un jour devant témoins qu'elle plaçait
1. Quelques pages de Volupté de Sainte-Beuve pourraient donner
une idée juste de cette vie.
2. Testament.
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LE FONDATEUR DU POSITIVISME 145
Armand Marrast bien au-dessus de lui^ ses sottises
^t ses folies durent contribuer à la crise mentale
de 1826. Quatre fois, pour des périodes fort longues,
^lle quitta le toit domestique 2. Comte jugeait que
« rhomme doit nourrir la femme » : il ne fut jamais
^complètement délivré de sa compagne, lors mêoie
qu'il se sépara d'elle, après dix-sept ans de mariage,
•en 1842. En 1870, la mégère, secondée par Littré
ou le secondant, s'attachait encore à poursuivre la
•cendre de cet infortuné philosophe et mari.
Pour lui, bien avant de mourir, il avait trouvé
lune paix sur laquelle Litlré ni M"* Comte ne
pouvaient rien. C'est en 1845, au mois d'avril, comme
dans les sonnets des poètes de la Renaissance,
•qu'Auguste Comte rencontra celle qu'il devait appe-
« 1er sa véritable épouse », « sa sainte compagne »,
•<( la mère de sa seconde vie »,« la vierge positiviste ».,
^< sa patronne », « son ange*», et enfin « la média-
trice » entre THumanité et lui. Ce langage de mythe
ne nous abuse pas. Le pauvre Comte commença par
•être épris le plus terrestrement du monde. Clotilde
de Vaux surexcita une nature dont il ne laissait pas
d'avouer la faiblesse et les vivacités. Mélancolique
•et pauvre amour d'un homme de quarante-sept ans
pour une jeune femme de trente ! Celle-ci, brisée
par une aventure extraordinaire^, avait aimé,
•était peut-être disposée à aimer encore; mais enfin
«lie n'aimait point et n'était pas femme à se donner
«ans amour.
1. Testament.
2. Ibid,
3. Son mari avait été condamné à la prison perpétuelle peu de
iemps après leur mariage.
10
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146 AUGUSTE COMTE
Son intelligence était digne du philosophe. Comte
s'exagérait la valeur des compositions littéraires,
prose ou vers, qu'elle lui avait communiquées,
mais nous pouvons citer des maximes touchantes
tombées des lèvres ou de la plume de Clotilde,
celle-ci notamment fort belle : « // est indigne des
grands cœurs de répandre le trouble qu'ils ressentent. »
Elle avait éprouvé l'influence comtiste et le mon-
trait, en écrivant, par exemple, de la société : « Ses
institutions sont respectables^ comme le labeur des
temps, » Mais une influence aussi pure ne conten-
tait pas le philosophe, dévoré, brûlé d autres feux.
Sa disgrâce, qui serait plaisante au théâtre, fait
songer dans le livre aux gémissements les plus
pathétiques. On oublie le lai d^Aristote; Ton ose
même rêver de la Vie nouvelle. Le P. Gruber, dans
son excellente biographie de Comte, plaisante le
pauvre docteur : « Il «st malheureux lorsqu'une
lettre éprouve un léger retard à la poste. Il numérote
toutes les lettres; il les conserve comme des reliques;
il les relit sans cesse pour mieux goûter ce qu'elles
renferment. » Le R. P. Gruber en parle à son aise.
Comte n'est pas si ridicule ! La rigueur même des
formules qu'il emploie pour se définir à lui-même
ses épreuves ne peut éveiller qu'un sourire compa
tissant, lorsque, par exemple, il rassure M"^ de Vaux
sur les sentiments qu'il lui a voués : « A vingt ans,,
dit-il, je vous eusse respectée comme une sœur...
Pourquoiserais-je aujourd'hui moins délicat, /^za.çç'MC"
je suis au fond plus pur qii alors ^ et même plus tendre^
sans être moins ardent ^ ? » La pauvre femme se
1.' Testament. Lettre du 5 décembre 1845.
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LE FONDATEUR DU POSITIVISME 147
défendit, puis finit par céder Tombre d'une pro-
messe. Elle était mourante. Dans son agonie elle
regretta, nous dit Comte *, de « n'avoir pas accordé »
à l'amour « un gage ineffable ». <c Ce regret spon-
tané », ajoute le philosophe que Tamour avait
transformé en prêtre et en poète, « me laissera tou-
jours un souvenir plus précieux que n'aurait pu
l'être désormais la mémoire trop fugitive d'une
pleine réalisation ^ ».
Le 5 avril 1846, après un an d'intimité, Clotilde
de Vaux s'éteignit. Elle ne mourut pas. Elle entra
dans « l'immortalité subjective ». Vivant toujours
et vivant mieux dans la mémoire d'Auguste Comte,
elle s'incorpora par lui au Grand-Être, qui ne doit
jamais l'oublier.
Un tel oubli n'est pas possible. L'Humanité ne
saurait oublier que, par cette femme, le philosophe
qui formula le positivisme prit une conscience entière
de ses aspirations et des aspirations du genre
humain. Quelque exagéré que paraisse un tel lan-
gage, qui résume celui de Comte, il est de fait
que l'amour de Clotilde alluma chez le philosophe
de nouvelles lumières et qui grandirent chaque jour.
Le système gagna en étendue, en cohérence, en
profondeur. Le sentiment y aviva le discernement, et
cette dernière faculté devint ainsi plus prompte
à saisir dans toutes les choses les étincelles d'un
foyer universel : l'adoration quotidienne de Clo-
tilde inspira ce progrès constant. Je ne pense pas
que, sans elle. Comte eût écrit tant de remarques
oii la délicate pénétration le dispute à la magnifique
1. Testament. Confession annuelle de 1841.
2. Ibid.
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148 AUGUSTE COMTE
netteté, celle-ci par exemple, dont on ferait hon-
neur k Pascal ou à Vauvenargues :
Les mohidres études mathématiques peuvent ainsi inspirer
un véritable attrait moral aux âmes bien nées qui les cul-
tivent dignement. Il résulte de Pintime satisfaction que nous
procure la pleine conviction d'une incontestable réalité, qui,
surmontant notre personnalité, même mentale, nous subor-
donne librement à Tordre extérieur. Ce sentiment est sou-
vent dénaturé, surtout aujourd'hui, par l'orgueil qu'excite
la découverte ou la possession de telle vérité. Mais il peut
exister avec une entière pureté, même de nos jours. Tous
ceux qui. à quelques égards, sont sortis de la fluctuation
métaphysique, ont certainement éprouvé combien cette sin-
cère soumission affecte doucement le cœur. Il peut ainsi sor-
tir un véritable amour, peu exalté, mais très stable, pour les
lois générales qui dissipent alors l'hésitation naturelle de
nos appréciations ^ Car Vhomme est tellement diaposé à Vaf-
fection quU rétend sans effort aux objets inanimés, et même
aiu; simphn règles abstraiteSy pourvu qu'il leur reconnaisse
uoe liaison quelconque avec sa propre existence.
Cette page est tirée d'un volume du Système de
politique positive paru en 1852. Il n'en avait point
écrit do pareille dans les six in-octavo de IdiPhiloso-
1. Jiis(|ae dans ses dernières années. Comte paraît avoir été
insensible au mauvais effet de ces finales en tion. Elles lui ont
pâté d^^ bien belles phrases. D'une manière générale, le style de
Comte éloigne par Tétrangeté, la difficulté. « Tu lis Auguste'
Comie ce qui nest pas drôle », dit M. Jules Lemaître à son célèbre
arni. Talnc, qui lisait Hegel en allemand, ne pouvait pas souffrir
Te frauoais de Comte. Ce français a souvent la couleur d'un autre
idiome : couleur qui n'est point due seulement au ton abstrait,
commun à tous les philosophes; il faut tenir compte d'un recours
preisqtie constant au langage spécial des mathématiciens, tant pour
les locutions que pour les images. M. Faguet déclare que ce lan-
page n a de nom dans aucune langue. M. Aulard estime qu'il suffît
d ôter les adverbes pour donner de la légèreté à la phrase. Je pro-
pose de couper les jambes à M. Aulard pour inculquer de la gravité
k son pas. — La critique attentive observera chez Comte une
curieuse particularité. Les mots dont il se sert ont toujours de la
propriété, en ce sens qu'ils pourraient fort bien être les mots
convenables : mais ce ne sont pas ceux que l'usage a élus. Ainsi
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LE FONDATEUR DU POSITIVISME 149
phie positive , etje crois fermement que, sans l'idée de
Clotilde, cette page aurait toujours dormi dans son
cœur. Cette douce Béatrice , dont un culte trop détaillé
ne pourra détruire le charme, éveilla chez Comte
la « grande âme », « Tâme d'élite », qui s'ignorait
d'abord en lui. La naïveté du philosophe put s'en
accroître, avec cet orgueil, fait de confiance natu-
relle, sans lequel il n'eût jamais tenté ses travaux;
il y gagna ainsi de la véritable noblesse, dirai-je
de la sainteté? « Il me rappelait une de ces
« peintures du moyen âge qui représentent saint
« François uni à la Pauvreté. Il y avait dans ses
« traits une tendresse qu'on aurait pu appeler
« idéale plutôt qu'humaine. A travers ses yeux à
« demi-fermés, éclatait une telle bonté d'âme qu'on
« était tenté de se demander si elle ne surpassait pas
« encore son intelligence. » Ainsi parle quelqu'un
qui le visita sur la fin.
Lorsque, deux ans avant sa mort, il écrivit son
Testament, le travail se. prolongea pendant trois
semaines; mais, comme il faisait à ses disciples et
à ses amis l'abandon et la distribution de ses pro-
priétés matérielles, il nota cb que lui inspirait cet
effort de détachement en esprit : c'était le sentiment
parfait de la mort à soi-même. « Volontairement dé-
pouillé de tout », son œil, refroidi par la mort inté-
rieure, heurtait sans cesse des objets dont il ne se
sentait que le gardien et le dépositaire , car ils avaient
dit-il sans cesse le Pont-Nouveau. Or, on dit le Pont-Neuf. Il
ne semble pas s'en douter. Ce grand homme, qui a inventé une
forte partie de sa langue et qui atteint ainsi à la plus étrange
éloquence, ne s'est peut-être donné tant de mal qu'en raison de ce
qu'il naquit à Montpellier dans une famille de condition modeste,
où le dialecte languedocien devait être le seul d'usage courant.
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450 AUGUSTE COMTE
« reçu des possesseurs déterminés» parles clausesde
son écrit. « Son éternelle amie » lui était purement
« subjective » depuis neuf ans entiers : à son tour il
fut ou se crut, pendant deux années, « subjectif »
à lui-même. — « Habitant une tombe anticipée,
« je puis désormais tenir aux vivants un langage
(( posthume, qui se sera mieux affranchi des vieux
« préjugés, surtout théoriques, dont nos descendants
« se trouveront privés. » C'est en exécution de cette
pensée que la Synthèse subjective est supposée
écrite en 1927, en pleine « réorganisation occiden-
tale », et coopérer à l'application du système de ce
temps-là.
Le 5 septembre 1857 lui retrancha son reste de
vie.
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... J'ai écrit : sainteté; j'aurais pu écrire ma-
gnanimité. J'entends de douces voix me conseiller
plutôt : folie pure, folie raisonnante. Mais non.
Presque autant que le manque de cohérence, l'excès
de l'ordre dans le rêve, dans le sentiment, dans
la vie, joue quelquefois l'aliénation. Un point nous
est bien assuré. Le jugement d'Auguste Comte, tel
qu'il se montre dans ses lettres, garda toujours la vi-
vacité, la clairvoyance, la nuance même. Rien ne
justifie donc les calomnies de Littré. Seulement,
tout les autorise.
Peu d'esprits voudront suivre sans un effroi sacré
une opération comme celle de Comte, qui réduit en
systèmes, en systèmes qui lui commandaient de
grands actes, les impulsions les plus spontanées de
la vie du cœur... De tels prodiges sont plus faciles
à concevoir dans le reculé de l'histoire que près
de nous, dans un cerveau contemporain. Les grands
fondateurs et réformateurs religieux ont bien vécu
ainsi leur foi ; je voudrais oser dire qu'ils ont su
mourir ainsi en elle. Dès lors l'étonnement de Comte ^
fut de n'avoir pas inspiré ces dévouements complets
qui ne manquèrent point, disait-il, à saint Paul et à
Mahomet. Mais la stupeur qu'inspirent quelques-
unes de ses paroles résulte au fond de la difficulté
qu'il y a toujours à se représenter la fulgurante
intersection d'une pensée par un sentiment, d'une
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^52 AUGUSTE COMTE
pure formule théorique par une action. Auguste
Comte n'était pas fou, et plus il étonna, en avançant
en âge, les hommes de son temps, plus il se rappro-
chait de la raison même. Cette approche vertigi-
neuse est peut-être la plus poétique des sensations
que donnent ses livres et qu'un livre puisse donner.
Rapppelez-vousces extraordinaires dessins de Léo-
nard de Vinci, dans lesquels la courbe vivante,,
chef-d'œuvre d'un artsouverain, effleure et tente par
endroit la courbe régulière, mais tout autrement
régulière, qui est propre aux dessins de géométrie.
Les formes circonscrites sont déjà idées, et leur con-
cret touche à l'abstrait, en sorte que nous nous-
demandons, avec un peu d'angoisse, si la vierge ou
la nymphe ne vont pas éclater en un schématisme
éternel. Auguste Comte éveille la môme impression^
mais en sens inverse : c'est la pensée méthodique,
sévère et dure, qui tend à la vie; elle y aspire; elle
en approche, comme approche de l'infini le plus-
ambitieux et plus agile des nombres ou, du cercle,,
le plus emporté des myriagones. Quelque chose
manque toujours à ces deux efl^orts héroïques. Mais,
pour tonifier la vertu, pour donner au courage Taile
de la Victoire, rien n'égale le spectacle d'un tel
effort.
Nous ne serions plus des Français, ni du peuple
qui, après Rome, plus que Rome, incorpora la
règle à l'instinct, l'art à la nature, la pensée à la
vie, si la philosophie, éminemment française, clas-
sique* et romane, d'Auguste Comte n'était propre
1. Il est bien singulier, à moins qu'il ne soit peut-être bien natu-
rel, que de grands évolutionnistes, de fameux historiens de la
transformation des genres littéraires et philosophiques aient passé
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LE FONDATEUR DU POSITIVISME 155
qu'à nous inspirer quelques doutes sur la santé
de ce grand homme. Il a rouvert pour nous, qui
vivons après lui dans le vaste sein du Grand-
Être, de hautes sources de sagesse, de fierté et
d'enthousiasme. Quelques-uns d'entre nous étaient
une anarchie vivante. Il leur a rendu Tordre ou,
ce qui équivaut, Tespérance de Tordre. Il leur a
montré le beau visage de TUnité, souriant dans un
ciel qui ne paraît pas trop lointain.
Ne le laissons pas sans prières. Ne nous abstenons
pas du bienfait de sa communion.
dix ou douze années de leur vie à nous parler d'Auguste Comte sans
avoir pris garde que le positivisme, réorganisant toute chose rela-
tivement et subjectivement au type de l'homme, représente l'évo-
lution dernière et le dernier perfectionnement de V « humanisme »
de la Renaissance. 11 est vrai que d'autres professeurs sont venus
confondre la religion de l'Humanité avec l'humanitarisme I
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Le Romantisme féminin
ALLEGORIE DU SENTIMENT DESORDONNE
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Le Romantisme féminin
ALLEGORIE DU SENTLMENT DESORDONNE
L'émeute des femmes.
AUGUSTB COMTE.
Petites âmes, esclaves
frémissantes de la sensa-
tion.
MAURICE BARRÉS.
RENÉE VIVIEN
Vers la fin de 1900 ouïe commencement de 1901,
quelques critiques trouvèrent dans leur courrier
un volume de vers, Études et Préludes, signé R.Vi-
vien. La carte de « René Vivien » y était jointe.
Cendres et Poussières^ qui parut un an plus tard,
en même temps qu'un recueil de poèmes en prose,
Brumes de Fjord^ portait la môme signature; mais
la carte, légèrement modifiée, disait « Renée Vi-
vien )). Enfin, des deux volumes qui suivirent,
Évocation etSapho ', le dernier arbora sur sa feuille
!. Sapho a été suivie de plusieurs volumes : roman, nouvelles
ou poèmes, Du vert au violet, La Vénus des Aveugles, Uke femme
m' apparut, La dame à la Louve, Les Kitharèdes (Paris, Lemerre).
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158 LE ROMANTISME FÉMININ
bleuâtre le prénom entier de Faède, e féminin com-
pris.
Les scoliastes futurs risquent d'échafauder beau-
coup d'erreurs sur ce prénom lentement dévoilé.
Il faut les avertir que Renée Vivien n'est qu'un
pseudonyme, qui n'a d'ailleurs rien de très secret^
paraît-il. De nombreux Parisiens ont vu le jeune
auteur de Cendres et Poussières et, remarquant sa
taille souple, sa démarche ondoyante, les indiscrets
assurent qu'elle a composé les plus beaux vers
devant son miroir. Ce Narcisse en cornette n'aurait
adressé qu'à hxi-rxi^xxïQV Invocation :
... Ton visage est pareil
A des roses d'hiver recouvertes de cendres...
On lui rapporte également la Dédicace :
... Ondoiement incertain,
Plus souple que la vague et plus frais que récùme...
Erreur d'optique ou confusion, je ne dis que ce
que l'on dit. On ajoute que Renée Vivien est une
étrangère, pétrie de races différentes, née de climats
aussi divers que le Sud et le Nord. La moitié de
ses Brumes est « traduite du norvégien ». Elle cite
Swinburne, mais ne paraît pas moins familière
avec le latin de Catulle et le grec de Sapho, qu'elle
traduit et paraphrase à tout instant. Le français
dont elle use est, prose ou vers, d'une fluidité
remarquable. Ni impropriété dans les mots ni
méprises dansTeuphonie. Elle connaît que l'é? muet
fait le charme de notre langue. Elle joue avec ce
vers de onze syllabes, que Verlaine tenait pour le
plus savant de tous :
Douceur de mes chants, allons vers Mitylène...
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RENÉE VIVIEN 159
Voilà tout ce qu'il est permis de recueillir ou de
redire sur la personne de cette muse étrangère,
ouvrons ses livres; ils nous enseignent qu'elle a
appris à lire dans nos poètes du xix^ siècle. On lui
prête cette devise : Émotion moderne^ pureté
parnassienne. Mais elle a du Parnasse beaucoup
plus que la correction. Elle place les mots essen-
tiels à la rime, comme tout lecteur bien appris de
M. de Banville, et telle petite chanson révèle son
affinité avec tous les maîtres de cette école :
Gomment oublier le pli lourd
De tes belles hanches sereines,
L'ivoire de ta chair où court
Un frémissement bleu de veines ?
Cependant, deux poètes régnèrent bientôt sur l'art
de Renée Vivien. Elle les imita, mais d'une imitation
trop ardente, trop passionnée, trop proche du mo-
dèle pour n'Atre pas trouvée aussi originale que
lui. Qui fera le départ de l'acquis et du naturel
dans l'âge heureux où toute idée devient sentiment;
tout sentiment, action, accélération de la vie?
Ces deux poètes favoris évoquant des figures
qu'elle revoyait dans des songes plus réels que toute
réalité, Renée Vivien en est venue à écrire le plus
naturellement du monde des œuvres qu'ils se
seraient peut-être honorés de signer. L'un, Paul Ver-
laine, qui intitula lui-même une suite de petites
pièces : A la manière de plusieurs, avouait qu'un
certain degré de souplesse et d'imitation féminine
entrait dans la formule de son talent. De plus, il se
savait très facilement imitable. Mais quelques vers
de Renée Vivien font mieux que de répéter Ver-
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160 LE ROMANTISME FÉMININ
laine, ils le renouvellent. M. Gaston Deschamps,
qui prit du Gregh pour du Verlaine, serait excu-
sable de faire la même confusion ici : n'est-ce pas
Fauteur de Jadis et Naguère qui murmure de cette
voix éteinte où bru le un feu couvert :
Sa chair de volupté, de langueur, de faiblesse...
J'ai trouvé ce vers dans Cendres et Poussières,
Le vieux faune sentimental des Fêtes galantes et
de Parallèlement reconnaîtrait chez Renée Vivien
beaucoup plus qu'une élève, certainement une des
Sœurs, une de ces Amies terribles qu'il a chantées.
Quant à Baudelaire, il lui dirait : « Ma fille »,
aux premiers regards échangés. Baudelairisme pro-
fond, central, générateur. Il serait inutile de nous
en tenir à des remarques de détail et de noter par
exemple que
L'art délicat du vice occupe tes loisirs
est un vers qui semble tiré d'une édition infernale des
Fleurs du Mal^ revue et augmentée sur la berge du
Styx, si les poètes continuent d'y faire leurs toiles.
Même appareil verbal. Môme tour. Mômes tics. Mais
le pastiche peut y atteindre. Ce que Ton ne pastiche
pas, c'est la manière de penser.
Un poème en prose, que l'on trouvera à la fin de
Bnunes de Fjord ^i qui n'a rien qui soit brumeux,
résume en perfection de quel esprit général est ani-
mée la poésie de Renée Vivien. Quand on a parcouru
<»e petit poème, on sait ce que l'auteur pense en
religion, en morale, en histoire, en littérature ; on
sait d'où vient cette pensée; on peut môme assez
exactement calculer oii elle ira, quels sentiments
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RENÉE VIVIEN 161
et, par conséquent, quelles œuvres une pensée ainsi
orientée lui inspirera. « Au Commencement », « en
principe», Baudelaire Ta pénétrée : tout dérive de
là. On verra, par quelques versets de ce poème, la
Genèse profane^ que personne, depuis M. Jean Ri-
chepin, n'a baudelairisé aussi exactement. L'auteur
de Blasphèmes y mettait-il lui-même autant de
conviction? Oubliait-il aussi parfaitement ce qu'il
devait au souffle de son Père et Seigneur?
I. Avant la Daissance de l'Univers existaient deux
principes éternels, Jéhovah et Satan.
II. Jéhovah incarnait la force, Satan la ruse.
III. Or, les deux grands principes se haïssaient d'une
haine profonde.
IV. En ce temps-là régnait le chaos.
V. Jéhovah dit r.Que la lumière soit, et la lumière fut.
VI. Et Satan créa le mystère de la nuit.
VIL Jéhovah souffla sur l'immensité, et son haleine fit
éclore le ciel.
VIII. Satan couvrit l'implacable azur de la grâce fuyante
des nuages
On voit bien la donnée : dans un style précis e t froid ,
qui par degrés s'anime, les oppositions se déroulent.
Jéhovah crée le printemps; Satan, « la mélancolie
de l'automne «.Jéhovah crée les animaux, « formes
robustes ou sveltes » ; « sous le furtif sourire de
Satan jaillirent les fleurs ». Jéhovah tira Thomme
de Targile ; de la quintessence de Thomme, la femme
fleurit, « œuvre de Satan ». Jéhovah leur envoya
l'étreinte; Satan, la caresse. Jéhovah inspire un
poète héroïque, qui est Homère ; Satan lui répond
en favorisant Téclosion de la merveilleuse « Psap-
phâ ». (Les longueurs de voyelles, les répétitions de
consonnes, qui traînent par deux fois sur les lèvres
11
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1 62 LE ROMANTISME FÉMININ
voluptueuses, font ici préférer la forme dorienne de
« Psapphâ» au nom coutumierde Sapho.) Pendant
que le fils de Jébovah, Homère, dit la vie et la
mort des braves, voici ce que chante Psappbâ :
.,. Les formes fugitives de ramour» les pâleurs et les
extases, le déroulement magnifique des ciievelures, le trou-
blant parfum des roses, Tarc-en-ciel de TAphroditâ, Tamer-
tume et la douceur de TErôs, les danses sacrées des femmes
de la Crète autour de Tautel illuminé d'étoiles, le sommeil
solitaire tandis que sombrent dans la nuit la lune et les
Pléiades, Timmortel orgueil qui méprise la douleur et sourit
dans la mort, et le charme des baisers féminins rythmés
par le flux assourdi de la mer expirant sous les murs volup-
tueux de Mitylène.
Ces lignes ne sont peut-être pas le meilleur
exemple du style de Renée Vivien. Contre l'habi-
tude, ce centon formé d'un grand nombre de frag-
ments de Sapho est un peu surchargé, parce
que le poète a voulu tout nous dire et fournir l'argu-
ment complet de sa poésie ; il aurait pu se conten-
ter de transcrire en épigraphe de ses plus beaux
vers les Bienfaits de la lune de son père spiri-
tuel : (( Tu subiras éternellement Tinfluence de
« mon baiser... Tu aimeras ce que j'aime et ce
« qui m'aime ; Teau, les nuages, le silence, la nuit,
« la mer immense et verte, Teau informe et multi-
« forme, le lieu oîi tu ne seras pas... les fleurs
« monstrueuses, les parfums qui troublent la vo-
« lonté, les chats qui se pâment sur les pianos et
« qui gémissent comme des femmes d'une voix
« rauque et douce... » A part les chats et les pia-
nos, c'est l'univers de Baudelaire qu'on retrouvera
au complet dans ces poèmes nouveau-nés.
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Quant à Sapho, ce n'est ici qu'une matière. La poé-
tesse grecque du vu* siècle avant notre ère n'est
étudiée, aperçue et traduite qu'à travers une opaque
vapeur baudelairienne. La Lesbos de Renée Vivien
est la « terre des nuits chaudes et langoureuses »
battue par le flot romantique, sur lequel s'en
alla « le cadavre adoré ». Elle a conçu la por-
teuse de lyre selon l'esprit de 1857. Cette défor-
mation de l'Antique vaut la peine d'être observée :
elle est très personnelle, car elle est faite de bon
cœur; elle n'était pas nouvelle chez Baudelaire.
La Sapho de Renée Vivien diffère d'un recueil
de simples traductions comme en ont tenté,
de nos jours, M. André Lebey et M. Pierre Louys ;
et ce n'est pas non plus une adaptation libre comme
s'en est permis la poésie de tous les temps. Sapho
avait dit : « Telle une douce pomme rougit à l'ex-
« trémité de la branche, à l'extrémité lointaine ;
« les cueilleurs des fruits l'ont oubliée, ou plutôt
« ils ne l'ont pas oubliée, mais ils n'ont pu l'at-
« teindre ». Que l'auteur de Miréio ait rencontré ce
fragment perdu, le souci de le transporter textuel-
lement dans sa langue ne lui vient certes pas, mais,
comme une pousse de vigne engendre un autre
cep, comme l'ébranlement donné par un poète
ébranle une autre imagination poétique, de nou-
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164 LE ROMANTISME FÉMININ
velles images naissent, et Frédéric Mistral écrit les
admirables strophes de la branco dis aticèu :
« Toi, Seigneur, Dieu de ma patrie, qui naquis au milieu
des pâtres, enflamme mes paroles et donne-moi du souffle.
Tu le sais, parmi la verdure, au soleil et aux rosées, quand
les figues mûrissent, vient Thomme avide comme un loup,
dépouiller entièrement Tarbre de ses fruits.
« Mais sur l'arbre dont il brise les rameaux, toi, toujours
tu élèves quelque branche où Thomme insatiable ne puisse
porter la main : belle pousse hâtive, et odorante, et virgi-
nale, beau fruit mûr à la Madeleine, où vient Toiseau de
l'air apaiser sa faim.
« Moi, je la vois, cette petite branche, et sa fraîcheur
provoque mes désirs! Moi, je vois, au souffle des brises,
s'agiter dans le ciel son feuillage et ses fruits immortels.
Dieu beau. Dieu ami, sur les ailes de notre langue proven-
çale, fais que je puisse aveindre la branche des oiseaux !
Voilà qui nous emporte loin de la pensée de
Sapho. Appuyés sur Sapho ou, si Ton veut, nés de
Sapho, ces vers nous la font oublier. Ils ne respirent
plus que le cœur et que le génie de Mistral. Ce
n'est point là du tout ce qu'a voulu faire Renée
Vivien. Son dessein est mixte. Elle ne s'oublie pas
devant son auteur. Mais non plus elle ne veut pas
l'oublier.
Sa piété voudrait évoquer la personne historique,
l'âme mystérieuse de Sapho, mais à condition de
l'interpréter à son goût. Elle restitue donc le frag-
ment qu'elle nous traduit, elle se l'interprète, elle
ensuppléepour elle-même les lacunes. Imaginez un
beau marbre antique restauré avec passion par un
artiste qui se croirait un fils d'Hellas. Renée Vivien
soutient qu'elle réincarne la grande lesbienne. Ses
chants ne sauraient donc être sans concordance
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RENÉE VIVIEN 165
avec les vrais chants de Sapho. Le fragment de
la « douce pomme » est restitué suivant ce prin-
cipe, dans un rythme fort souple, avec une inévitable
surabondance d'inventions destinées à compléter
Toriginal :
Ainsi qu'une pomme aux chairs d'or se balance
Parmi la verdure et les eaux du verger
A l'extrémité de l'arbre où se cadence
Un frisson léger,
Ainsi qu'une pomme, au gré changeant des brises
Se balance et rit dans les soirs frémissants,
Tu t'épanouis, raillant les convoitises
Vaines des passants.
La savante ardeur de l'automne recèle
Dans ta nudité les ambres et les ors ;
Tu g?irdes, ô vierge inaccessible et belle.
Le fruit de ton corps.
Et le sens proposé pouri^a nous paraître plau-
sible. Ce genre de traduction personnelle se renou-
velle ainsi pour de nombreuses pièces. Nous
sommes en présence d'un travail audacieux qui ne
mutile d'ailleurs rien, l'œuvre authentique restant
intacte, les vers grecs n'étant point anéantis, mais
traduits et développés, et le style de cette transpo-
sition française ne manque pas de finesse, ni môme
de pureté.
Que manque-t-il donc? La patrie. On aura défini
ce défaut, en disant que ce sont des bords de Médi-
terranée vus et rendus par une fille de l'Océan.
Dans une lettre datée de Rome, un philosophe fémi-
nin aussi adroit, aussi pénétrant dans son art que
Renée Vivien dans le sien, a outré cette différence
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166 LE ROMANTISME FÉMININ
des deux climats et des deux sensibilités, mais
les formules excessives sont quelquefois utiles :
« Ici la lucidité de l'atmosphère ne laisse aucun
moyen à Tillusion. On voit ce qui est comme cela
est. La pensée ne se déséquilibre pas aux con-
trastes chaotiques; un goût irrésistible et absolu a
dirigé la nature et mené Thomme. La forêt du
nord enchevêtrée, obscure, ou ses villes entassées,
sont propres à nourrir Tangoisse du vieux Faust, à
dilater la turbulence verbale de Manfred, — Rome
et ses paysages sont faits pour Tépopée qui surhausse
Têtre humain, mais le laissent dans l'humanité : on a
devant euxdes cœurs passionnés et sages ^ » Je crois
bien que Rome et Mitylène connaissent aussi l'illu-
sion et l'incertitude. La lumière a des mystères qui
transfigurent. Mais il n'est pas moins vrai que
les cœurs passionnés y demeurent sages; lucides,
les yeux enflammés. Les émotions senties y sont
connues, classées, et, sans doute grâce à la maturité
du langage et de la pensée, le trouble intérieur n'est
pas incompatible avec la clairvoyance. Cette clarté
exclut une multitude de monstres, dont je ne veux
nier ni la douceur nil'agrément; j'en nie la beauté,
la beauté vraie, celle qu'on nomme grecque. Non,
l'impression démesurée, le sens indéfini, le rêve
trop flottant, la parole trop vague ne sont pas choses
grecques, ni belles. Renée Vivien resserre en un
français incisif et déterminé le corps de ses nuées
immenses; mais, ce corps indécis, le poète lesbien
ne l'aurait point conçu, et la Sapho moderne l'in-
troduit de sa seule grâce.
1. Fœmina, Lettres romaines {Figaro du 31 mars 1903).
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iï'
RENÉE VIVIEN 167
Par exemple, un fragment de Sapho conservé par
Libanius demande, en une énergique prière, que
« la nuit soit doublée pour elle ». Ces six mots
deviennent le thème de quatre strophes éloquentes,
où Ton peut lire :
Et le vin des fleurs, et le vm des étoiles
M'accablent d'amour.
Je vois la clarté sous mes paupières closes
Etreignant en vain la douceur qui me fuit,
Déesse à qui plaît la ruine des roses,
Prolonge la nuit !
La vraie Sapho aurait peut-êti^ aimé à la folie
cette petite fille dont la paupière laisse passer
le jour à travers son tendre tissu ; la douceur qui
la fuit, la vaine étreinte de ce bien lui paraîtraient
aussi des locutions pleines de charme : mais elle
ferait des objections à la « ruine des roses », eu
égard au génie de notre idiome : une rose ne fait
pas figure de vieille tour; et, quant au vin des fleurs,
c'est une chose, et le vin des étoiles en est une
autre, fort éloignée.
Nous sommes contraints de supposer que Sapho
eut Tœil juste. Elle décrit avec trop de vérité
stricte pour s'embarquer dans les images de sept
lieues. Écoutez ; bien mieux, regardez. Je cite encore
la version en prose de Renée Vivien, document
qui montre que le poète romantique se double
heureusement d'un traducteur exact : « Les
<( femmes de la Crète dansent en rythme, de leurs
« pieds délicats, autour du glorieux autel, foulant
« la fine et tendre fleur de l'herbe. » Voilà ce que
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168 LE ROMANTISME FÉMININ
disait Sapho. Telle est la verge droite et pure à
laquelle Tenfant de Baudelaire enlace les bande-
lettes, le feuillage et les fleurs maléficieuses :
De leurs tendres pieds les femmes de la Crète
Ont pressé la fleur de l'herbe du printemps.
Je les vis livrer à la brise inquiète
Leurs cheveux flottants,
Leurs robes avaient Tondoiement des marées ;
Elles ont mêlé leurs chants de clairs appels
En rythmant le rire et les danses sacrées
Autour des autels.
Chapelain, qui faisait remarquer au jeune Racine
que Ton ne pêche point de tritons dans la Seine,
observerait ici que les bords de laCrète et les bords
lesbiens ne connurent pas les marées. Cependant
la peinture est vivante. Elle a couleur et âme. Mais
combien Ton regrette « la fine et tendre fleur de
rherbe » !
Sapho dit : « Au-dessus (de la tombe) du pêcheur
« Pélagon, son père Méniskos plaça la nasse et la
« rame, en souvenir d'une vie infortunée. » Renée
Vivien a écrit là-dessus quelques strophes élégiaques
oii la vie du marin, tout d'abord déplorée, se trouve
ensuite exaltée et magnifiée : en effet, Pélagon aura
gonflé sa poitrine du c vent du large » ; il aura
« bu l'odeur et la couleur des vagues » et vu flotter,
« ondoyantes et vagues » , <( les brumes du Nord » !
Toute cette Scandinavie peut encore se défendre ;
mais pourquoi appeler l'infortuné pêcheur
fils errant des étoiles
Et fils du Destin ?
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RENÉE VIVIEN 160
Ce Pélagon ressemble comme un frère au voya-
geur du dernier poème des Fleurs du Mal. Je con-
nais bien au Louvre une figurine de Tanagra dont
les vêtements et la pose ne rappellent point mal le
vicomte de Chateaubriand et pourraient serviràillus-
trer ses Martyrs; mais il subsiste des différences
entre les deux arts. Un dernier exemple les fera
saisir.
On a conservé ce distique mélancolique et
charmant : « soir, tu ramènes tout ce que le
« lumineux matin a dispersé, tu ramènes la brebis,
(( tu ramènes la chèvre, tu ramènes Tenfant à sa
« mère » Le morceau est arrêté là, et tout
indique dans Tintention du poète un retour sur lui-
même, triste plus que joyeux. Mais quelle pouvait
être la tonalité de cette tristesse? Métaphysique!
répond, d'instinct, Renée Vivien : métaphysique et
surnaturelle ! A peine a-t-elle écrit que le repos,
Toubli divin redescendent avec le soir sur les
corps fatigués, son imagination retourneaux Enfers :
aucun jour ne finit ni ne recommence, dit-elle, pour
les âmes des morts, prisonnières d'un crépuscule
invariable. Ce voyage aux Enfers se double même et
se surcharge d'un symbole psychologique. Le poète
nous insinue que notre âme est dans un enfer, que
cet enfer, partout la suit, qu'elle ne repose jamais
et qu'elle s'agite sans cesse. Nulle étoile du soir ne
vient lui dispenser la consolation delà paix. ^
Chose curieuse : dans cette rêverie aussi anti-
grecque que possible, notre baudelairienne passe
tout à côté de ce que j'appellerai la vérité saphique.
Elle écrit une strophe entière pour évoquer la voix
d'Éranna, les yeux de Gurinnô, les lèvres d'Atthis, .
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170 LE ROMANTISME FÉMININ
le sein de Gorgô, ses délices! Mais le sujet vrai
à peine effleuré, un démon la ravit en pleine Asie
mystique, dans la religion de Psyché :
Autour du foyer et de l'essor -des llammes,
Le soir a versé le repos comme un vin.
Ah ! que ne peut-il, apaisant et divin,
Réunir les âmes.
Que de souvenirs à la chute du jour!
Songeant aux sanglots assoupis vers Taurore,
Gomment ai-je su garder vivant encore
L'amour de l'amour !
Que de souvenirs à la chute du jour ! Aucun lec-
teur n'aura la folie de bouder à ce grand soupir.
Mais il serait plus beau tout seul. Il serait meil-
leur, exhalé de la maison de Renée Vivien, de
l'angle d'un foyer moderne, loin des rythmes im-
périeux et des graves leçons de la beauté clas-
sique. Cette beauté proteste contre le voisinage et
le rapprochement. Elle réprouve tant de langueur,
de mollesse, de trouble et inquiet mouvement.
Non, ce n'est pas ainsi que la lesbienne à che-
velure d'hyacinthe avait pu conclure sa plainte du
soir. Celle-ci se reconstitue et se complète toute
seule : « soir, toi qui ramènes tout ce que le
« lumineux matin a dispersé, tu ramènes la brebis,
« tu ramènes la chèvre, tu ramènes l'enfant à sa
<( mère » Ou bien Sapho n'ajoutait rien, l'élégie
restait suspendue, comme un commencement de
reproche réfréné par l'orgueil et par la pudeur, ou
bien c'était un trait déterminé et net, ressem-
blant un peu à ceci : « Tu ne ramènes plus mon
Atthis ou ma Gurinnô. » Un soupir aussi, certes !
mais pour des misères prochaines et dont le sens
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RENÉE VIVIEN 171
général, humain et philosophe n'en était que plus
apparent. Soupir plus vrai aussi, peut-être I Le
seul humain et pur. Aimer, ce n'est qu'aimer quel-
qu'un et toujours un peu malgré soi, mais, de
quelque façon qu'on tortille l'analyse du cœur
humain, aimer ne fut jamais, d'aucune manière,
cultiver « l'amour de l'amour ». L'amour de l'amour
tue l'amour. Mais n'en réservons pas le reproche à
Renée Vivien. L'amour de l'amour est un des fléaux
endémiques du romantisme.
L'amour du péché, en tant que péché, en est un
autre, aussi fameux. Il se retrouve dans telle cu-
rieuse déformation de l'Antique. Une « faunesse »
a « ravagé » et « saccagé » ses victimes, c'est-à-
dire ses amants ou ses amantes. Notre peintre-poète
la flagelle avec complaisance et délectation. Une
« satyresse » est flétrie dans le même sentiment
d'horreur et d'amour que Baudelaire avait conçu
pour ses Femmes damnées :
Sa fauve chevelure est semblable aux crinières
Et son pas est le pas nocturne des lions.,.
(ne faisons pas les insensibles à tant de rudesse et
de fougue)
... Les fronts et les yeux purs
Qu'elle aime et qu'elle immole à V excès de sa joie,
Qu'elle imprègne à jamais de ses désirs obscurs,..
Voilà le ton secret de certaines églogues. Et c'est
l'accent d'une conscience très religieuse métho-
diquement pervertie, mais qui garde la notion du
mal moral. Cette lectrice de Sapho arrange en
pécheresse la prêtresse de Mitylène. Elle est meil-
leure chrétienne que vous et moi.
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Laissons donc s'entr'ouvrir le péplum et tomber la
chlamyde; une femme moderne paraît, toute vôtue,
pourvue des notions de la vie et des idées du monde
queles vieux romantiques luiontélaborées. Ses meil-
leurs vers sont ceux où notre contemporaine, déser-
tant LesbosetPsapphà, netraduitqu'elle-môme. Son
premier mouvement trahit les grandes lignes de ce
christianisme anglo-saxon qui exalte le mal afin d'en
sentir une agréable pitié. « La ténuité morbide »,
« le regret », « Tavorté », « l'inachevé », « le
vague », voilà les beaux noms qui la charment. Ils
la font crier de bonheur. Elle en joint les mains,
elle prie. Quel Dieu? C'est le Dieu douloureux ; pis
encore, le Dieu qui a fait la douleur, qui, en l'infli-
geant, la subit. C'est un Dieu féminin, enThonneur
de qui la fameuse théorie de la décadence est remise
à neuf:
Déesse du couchant, des ruines, du soir!
Et la pièce d'où je tire cette invocation célèbre
avec une éloquence dont on est pénétré la beauté
de tous les déclins :
L'odeur des lys fanés el des branches pourries
S'exhale de ta robe aux plis lassés : tes yeux
Suivent avec langueur tes pâles rêveries î
Dans ta voix pleure encor le sanglot des adieux.
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RENÉE VIVIEN 173
Tu ressembles à tout ce qui penche et décline.
Passive, et comprimant la douleur sans appel
Dont ton corps a gardé l'attitude divine...
Au fond de l'angoisse infinie
Tu savoures le goût et l'odeur de la mort.
Mais voici l'admirable : où Baudelaire avait pro-
duit Timpression d'un mystificateur éloquent, cette
jeune fille nous touche par l'accent de sincérité.
Le génie parcimonieux de Baudelaire se reconnaît
dans la manière de compter et de distiller le mot
propre. Peut-être y aurait-il lieu d'admirer encore
l'application nouvelle d'un principe inventé par lui.
Gautier qui le félicitait d'avoir annexé au royaume
de la poésie le département des parfums et qui
citait avec enthousiasme les vers de la Chevelure :
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour, nage sur ton parfum,
Gautier louerait Renée Vivien d'avoir accompli
une annexion nouvelle en rendant poétiques et
belles les complexes impressions du sensdu toucher.
Elle est pourtant bon virtuose. Mais il est impos-
sible de se borner à dire qu'elle utilisa le calice
modelé par son maître en y versant un liquide
plus chaleureux. Car elle ajoute encore aux habi-
letés, aux finesses, aux ruses innombrables de l'art
baudelairien. Je ne parle pas seulement des molles
inflexions, des promptes transitions qui lui sont
familières et dont on sait que Baudelaire fut de
beaucoup plus incapable que Despréaux lui-même.
Je ne parle pas des poèmes pareils à cette Ondine^
maligne et douce, où les mots sont si bien jetés,
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174 LE ROMANTISME FÉMININ
les syllabes si pures ! Comparée à la fameuse pièce
du maître : Nous aurons des lits pleins d'odeurs
légères, elle remporterait par le tour facile, le tou
libre et heureux :
Ton rire est clair, ta caresse est profonde ;
Tes froids baisers aiment le mal qu'ils font,,.
Ta forme fuit, ta démarche est fluide
Et tes cheveux sont de légers réseaux,
Ta voix ruisselle ainsi qu'un flot perfide,
Tes souples bras sont pareils aux roseaux.
Aux longs roseaux du fleuve dont Fétreinte
Enlace, étouffe, étrangle savamment....
Ces vers d'Ondine ne sont-ils pas liquides, onctueux
et charnels jusqu'au point de faire sentir les sinuo-
sités d'un corps tiède et lascif?Les mots s'impriment
à Tépiderme de l'âme, ils semblent y laisser une
trace vibrante. La pièce étant du premier recueil
du poète, je ne saiss'il se rendit compte, en ce temps-
là, d'un caractère matériel de son art. Le deuxième
volume témoigne que la conscience formelle lui en
estvenue. Il fait la théorie de son «frisson nouveau » :
L'art du toucher complexe et curieux égale
Le, rêve des parfums, le miracle des sons.
Et, tandis qu'il traduit les suggestions nouvelles
d'un sens presque méprisé des poètes, il perfec-
tionne, d'autre part, les recherches habituelles des
décadents sur « les couleurs de la nuit », ou sur le
symbolisme des nuances qui lui sont chères, et qui
vont du « vert au violet ». Ces rêveries renouvelées
de M. des Esseintes vont nous rajeunir de vingt ans.
Encore une fois, distinguons. M. des Esseintes,
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RENÉE V^\^EN 175^
dans le roman de M. Huysmans, comme chez le
poète des Chauves-souris et des Hortensias, n'est
qu'un plaisant sinistre et froid. Renée Vivien ne
badine jamais. Elle n'est jamais froide, elle ne
laisse pas le lecteur indifférent, c'est un Floressas
convaincu et même furieux. Elle croit. Le vain
jouet des artisans de la littérature devient entre-
ses mains instrument de joie et de peine, d'où
s'élancent des voix d'élégie sincère, ou de tra-
gédie déchirante. Le style a pu vieillir; les cris et
lès pleurs d'une enfant lui ont restitué l'intérêt
pathétique et le charme invaincu du vrai.
Une âme le remplit, VAphrodita puissante aux
colères divines^ celle qui ne souffle point de paroles
vaines. Elle inspire le sentiment, compose les
idées, choisit les sujets et leur forme. Des « rêves
singuliers » que nous communique sans pudeur le
poète, pas un qui ne semble éprouvé ! Si donc l'on
se souvient inévitablement des romantiques, on
vérifie que leurs pires absurdités, trouvant ici leur
place, ne sont plus absurdes du tout.
Qu'un Vigny ou qu'un Baudelaire vienne nous
assurer que le génie les fait solitaires et que la soli-
tude issue de leur génie les voue mathématiquement
au malheur, nous savons que c'est là sophisme
de fats. Mais que Renée Vivien, passant en revue
toutes les plus fameuses beautés de l'histoire an-
cienne et moderne, leur fasse confesser successive-
ment qu'ayant été marquées de « l'astre fatal » qui
allume l'amour, aucune d'entre elles ne put se dire
« heureuse » ; la conclusion, le rapprochement, la
conception même de ce poème, sans cesser d'être
déraisonnable, ne choquent point dans l'esprit
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176 LE ROMANTISME FÉMININ
d'une jeune fille, où l'enfantillage apparaît plus
convenable que la raison. Nous n'attendons point
de Renée Vivien des idées philosophiquement
vraies, mais des émotions justes, quelle qu'en soit
la cause, folle ou sage, pourvu qu'elle soit puis-
sante et profonde.
— Ces belles femmes n'ont pas été très heureuses.
Cette beauté^ ce bien que l'on désire par-dessus toiit^
ne fera donc pas le bonheur ? Elle détermine donc
le malheur ?
Ces enchaînements de rêveries ne se jugent
point en eux-mêmes. Il ne faut point dire qu'ils
sont faux. Ils sont femmes, La nature a voulu que
les femmes fussent portées à concevoir à peu près
tout ce qui les touche dans une connexion étroite
avec les idée^ vagues du bonheur, de la chance,
de la fatalité, du destin. L'avenir est dans leur
obsession naturelle. C'est en vain que le sage
Horace les prévient que les choses futures ne sont
pas aussi régulièrement arrêtées. Elles se sentent
les providences de l'être. Toute femme écoute ma-
gnifiquement résonner jusqu'au fond des entrailles
les moindres conjectures sur le rapport de ce qui
est ou fut avec ce qui sera. Un instinct mater-
nel construit leur univers en forme de berceau,
tout n'y doit conspirer qu'à recevoir leurs fruits,
Superstition, sans doute! La superstition les
complète. Une femme sans superstitions n'est
qu'un monstre. On observe, non sans plaisir, que,
entre toutes ses diableries, Renée Vivien n'a pas
songé à se faire esprit fort. Un saint homme mur-
mure : — Voilà ce qui la sauvera... C'est, du moins,
l'élément le plus naturel de cet art si profondément
féminin.
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RENÉE VIVIEN i11
Elle s'est dit : Qui sait? Elle frissonne; et nous
frissonnons avec elle. Elle a fait son devoir, et
nous faisons le nôtre, qui est de recevoir, par les
sens de la femme, rimpression de l'inconnu et de
Tinexpliqué. Oîi Vigny et Baudelaire nous condam-
naient à rire d'eux, avec tous les respects qui se
doivent h de grands noms, nous sommes bien con-
traints de subir et de reconnaître ici de rudes par-
fums de nature. Nous découvrons de nouveaux
cieux. Sans les pénétrer fort avant, nous ne pou-
vons plus les nier.
Élargissez un peu le thème ; qu'il devienne plus
général, tout en demeurant essentiel au cœur de la
femme : l'auteur de Cendres et poussières menacera
d'éclipser ses meilleurs modèles, en raison de
la nudité de la plainte et de la révolte. Baudelaire
avait indiqué en termes abstraits la « peur de vieil-
lir», mais son frémissement apparaît un simple
exercice de rhétorique en comparaison de Renée
Vivien, quand elle imagine la fin de beautés qui font
son bonheur. Rien d'échevelé. Un trait net. Mais
c'est le chœur des regrets, des effrois et des déses-
poirs féminins. Jamais, à mon avis, n'ont été ren-
dues plus sensibles, par la magie du chant, cer-
taines cruautés pénétrantes et définitives du sort,
exactement reflétées en certaines âmes. Ecoutez cette
amante dessécher, flétrir à Tavance, les charmes
dont elle est encore enivrée. De femme à femme
c'est l'essence du diabolique et de l'exquis !
Les yeux attachés sur ton fin sourire,
J'admire son art et sa cruauté,
Mais la vision des ans me déchire
Et, prophétiquement, je pleure ta beauté,
12
Digitized byCnOOQlC
478 LE ROMANTISME FÉMININ
Puisque telle est la loi lamentable et stupide,
Tu te flétriras un jour, ah! mon lys!
... Tes pas oublieront le rythme de Tonde,
Ta chair sans désirs, tes membres perclus
Ne frémiront plus dans Fardeur profonde.
L'amour désenchanté ne te connaîtra plus.
De pareils vers pourraient suffire à Thonneur
d'un poète. L'Anthologie éternelle les sauvera. Je
ne sais pas beaucoup d'accents plus directs et plus
biûrs.
Tu ie flétriras un jour, ah ! mon lys !
Cette image et ce rythme, pour un tel cri, c'est la
passion pure, dans la plus intelligente perversité.
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II
MADAME DE RÉGNIER
« La mère de Gillette était créole... Gillette, ber-
ce cée sur les genoux de la vieille négresse Cœlina
« qui avait suivi sa mère en France, gardait un
« souvenir brumeux des choses qu'elle lui avait
(( contées... Ces récits abrégés ou augmentés par
(( la fantaisie de la négresse influencèrent son
« jeune esprit. Elle s'habitua toute petite à con-
« sidérer l'invraisemblable comme possible, les
« dénouements les plus funestes comme des con-
« séquences quelconques... Les contes de Cœlina
« tinrent éveillés en elle l'atavisme de sa race
« aventureuse, romanesque et sensuelle. »
L'auteur de V Inconstante ^ un sieur Gérard d'Hou-
ville, n'avait pas encore fourni ces curieuses notes
d'allure autobiographique, qui ne sont pas sans
rapport à notre sujet, lorsque les premiers vers
de M"*® de Régnier firent leur apparition dans la
Revue des Deux Mondes, Elle n'eut pas à le signer
de son nom de jeune fille. Trois étoiles ont servi
jusqu'à ces derniers temps. Je ne sais ce qu'il en
sera quand le Souhait^ P Automne^ le Sommeil et
rOmbre seront réunis en volume. Cependant, la
dernière « table » de Xd^ Revue porte en toutes lettres
Digitized by CjOOQ IC
180 LE ROMANTISME FÉMININ
un état civil très complet. Il serait dès lors impar-
donnable d'écrire un seul mot de M"*® de Régnier
sans parler de son père et de son mari.
Tout le monde salue en M. de Heredia le chef
de chœur de la poésie parnassienne ; on n'a pas
besoin de définir le solide éclat de sa poésie, elle-
même se définit couleur et son. M. Henri de
Régnier n'est guère connu que pour ses romans qui
sont spirituels, et sa qualité de poète, de noble
poète, ainsi qu'on écrit volontiers.
Ce noble poète fut un des jeunes gens que grou-
paient, il y a vingt ans, Mallarmé et Verlaine, et
qui s'efforçaient de continuer le romantisme par
un système de poésie auquel le nom immérité de
symbolisme restera. Ils s'efforçaient de jouer des
airs moins monotones, moins bruyants que ceux
des Trophées et dissolvaient l'alexandrin au lieu
de le glacer. Quant au rythme, de peur de le mar-
quer, ils l'oubliaient. Verlaine et Rlimbaud avaient
fait des vers « délicieusement faux exprès ». M. de
Régnier et son groupe firent peut-être exprès de faire
des vers faux, mais abominables, résultat qu'ils ne
cherchaient point. Cherchant l'abandon et la grâce,
ils négligèrent la syntaxe, lâchèrent le style et
s'exprimèrent par allusions à peine indiquées.
Ainsi, originaire des Antilles espagnoles, née
dans Tun des centres de la déformation imposée
au langage, au style et à la poésie, la jeune fille
ne changea point de milieu quand elle changea de
foyer. Ce qu'elle trouvait chez son mari pouvait être
appelé le contraire de ce qu'on lui avait enseigné
chez son père, et ce contraire, au fond, c'était la
même chose. Son exotisme de naissance s'unissait
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MADAME DE RÉGNIER Igl
à un exotisme qu'on pourrait nommer d'élection ;
car M. Henri de Régnier, alors même qu'il sembla
se mettre, comme en ces derniers temps, à Técole
d'André Chénier, de Ronsard et des autres maîtres
français, n'a jamais quitté cette pente des imita-
tions germaniques sur laquelle notre xix® siècle a
glissé. Un mauvais petit élément latin, renouvelé de
Victor Hugo, l'antithèse et la symétrie dans le dis-
cours, n'en accuse que mieux son vrai fonds,
tiré des rêveries shakespeariennes.
Donc, l'action romantique et l'action parnassienne
s'accordaient et se confirmaient. Le romantisme de
1830 ne cesse pas en 1868 ; il se transforme et se
renforce, comme au Consulat la Révolution. Comme
le Consulat a été la Révolution « dessouillée », le
Parnasse est un art romantique ébranché, nettoyé
et mis dans une espèce d'ordre qui fait illusion
au vulgaire... On dit: C'est du classique! — C'est du
classique faux. C'est le contraire du classique; Un
peu plus tard, les habitudes du romantisme furent
troublées lorsque symbolistes et décadents vinrent
liquéfier la fragile reconstruction de Victor Hugo
et de Banville. On cria à la barbarie. Il y avait
soixante ans que la barbarie sévissait. Avec leurs
airs dévastateurs, les nouveaux venus obéissaient
à tous les principes de leurs aînés ; ils n'y ajou-
taient qu'un peu de brutalité. Ils ne représentaient,
en définitive, que le troisième état d'un seul et
même mal, le mal romantique, comme les Parnas-
siens en montraient le deuxième état.
M""* de Régnier avait ouï recommander autour de
son berceau les bonnes et loyales compositions qui
détachent le vers et gonflent la rime. Sous le toitcon-
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182 LE ROMANTISME FÉMININ
jugal, elle apprit comment, à son tour, le mot peut
être libéré. Elle lut les poèmes de M. Mallarmé où
c'est rharmonie propre des premiers mots venus
qui détermine le choix ou plutôt la venue des
autres. L'imagination du poète, tentée par wn vocable,
remet à ce vocable la souveraineté absolue, l'au-
torité illimitée; le sens lui-môme perd son droit de
direction et de composition : il ne subsiste qu'une
orientation indécise, fondée sur des ressemblances
de syllabes et des analogies de son, qui permet
d'entrevoir sous l'apparat des matériaux plus ou
moins agréables, les fumées d'une insaisissable rêve-
rie. Sorte de tachisme littéraire, tantôt visant à des
effets de pure euphonie et tantôt animé d'une obs-
cure philosophie. Si M. Henri de Régnier s'est tou-
jours gardé de donner toute sa confiance h cet art, il
lui a témoigné de l'inclination et de la sympathie.
Un de ses confrères, M. Retté l'appela un oppor-
tuniste du symbolisme. C'était bien définir l'ambi-
guïté de cette attitude repoussée et charmée tour
à tour. De quelque façon qu'il s'y prît, qu'il incli-
nât vers le Parnasse ou qu'il se tournât vers
M. Mallarmé, son art conspirait également à la
destruction de l'art français par le maintien du
désordre intellectuel.
' Si donc M""® de Régnier eût été douée d'une in-
telligence docile, la nature et l'histoire la vouaient
à quelqu'un des trois états du romantisme, sauf à
en découvrir, pour son compte, un quatrième. Mais
le monde et la vie ont plus de fantaisie imprévue
ou plus d'ironique sagesse que ne leur en prêta
l'esprit de système. On subit quelquefois son milieu
et ses ascendants : il arrive aussi de les contre-
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k.
MADAME DE RÉCtN R 183
dire. Rien ne dut être plus amusant à considérer
que la rébellion secrète de cel esprit contre les
deux autorités les plus dignes de sa tendresse et
de son respect.
La conséquence en fut piquante; car ses pre-
miers vers enthousiasmèrent précisément les esprits
auxquels une strophe des Poèmes anciens et ro-
manesques^ un seul vers des Trophées ou des Con-
quistadors causaient depuis longtemps une espèce
d'horreur nerveuse. Des ennemis intimes de Régnier
et d'Heredia passèrent leur hiver à se répéter le
distique qu'ils avaient lu :
Le rameur qui m'a pris l'obole du passage
Et qui jamais ne parle aux ombres qu'il conduit,
Quand ils l'avaient bien répété, ils ajoutaient
l'expression inlassable de leur surprise :
— Quoi ! dans la maison du vieux peintre colo-
riste, des lignes d'un dessin si fier ! Quoi ! chez le
détestable tourneur de petits vers libres et mous, un
rythme, un ton si vigoureux! Chez des hommes
qui n'eurent jamais que des mots, sonores ou colo-
riés dans l'esprit, on sait donc inscrire une idée!
Cette idée du Caron pourrait être admirée au pre-
mier plan de quelque toile de Michel-Ange! Ils
ont cultivé l'épithète : il n'y en a pas une ici. Ils
ont fait la chasse au vocable rare : nul mot voyant
dans ce distique; ss.u{ obole (et encore!) on pourrait
tous les entendre chez la fruitière. Mais quelle no-
blesse d'agencement! Quelle simplicité! D'où nous
vient ce génie-enfant qui a su concevoir l'abstrait au
milieu d'écrivains qui se noyaient dans le flot du
particulier? Engendrée par un romantique, épousée
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i84 LE ROMANTISME FÉMININ
par un romantique , quel est ce classique naissant?
Ah ! petit philosophe, petit sculpteur, ah ! grand
poète, que d'espérances au creux des repos de ces
deux grands vers !
... On trouverait dans les revueset les journaux du
temps des témoignages plus précis de cette admi*
ration d'un très petit nombre de têtes attentives.
En durant, en se motivant, cet enthousiasme a
perdu de la surprise première. Le curieux accident
arrivé à M™* de Régnier ne s'expliquait point mal
par le poids réuni de Tinfluence, de l'éducation et
de la tradition qu'on reçoit dans ce pays-ci. L'his-
toire universelle ne cite pas de trésor intellectuel et
moral qui puisse être égalé à l'ensemble des faits
acquis et des forces tendues représenté par la civi-
lisation de la France. La masse énorme des sou-
venirs, le nombre infini des leçons de raison
et de goût, Tessence de la politesse incorporée
au langage, le sentiment diffus des perfections
les plus délicates, cela nous est presque insen-
sible, à peu près comme l'air dans lequel res-
pire et va notre corps. Nous ne saurions nous en
rendre compte. Cependant nul être vivant, nulle
réalité précise ne vaut l'activité et le pouvoir la-
tent de la volonté collective de nos ancêtres. La
puissance plastique en fut sans doute autrement
vive du temps où, s'exerçant presque seule en
Europe, elle francisait un Hamilton, un prince de
Ligne. Mais on ne peut pas dire qu'elle est éteinte,
car elle conserve ses grands moyens assimila-
teurs, elle agit, avec lenteur et sûreté, par un
invisible ferment. Si la négresse Cœlina, si l'au-
teur des Trophées, si VdiuteuT d' Are thiise dii^puyaiient
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MADAME DE RÉGNIER 185
en un même ^ens sur la pensée de M""® de Régnier,
dans le sens opposé s'exerçait une multitude
mystérieuse d'esprits, de corps partout présents.
La forme d'un palais, le dessin d'un beau meuble,
le son d'un mot furtif, ce jardin solitaire où la
verdure, l'eau, la disposition des balustres parlent
au cœur, en faut-il davantage pour insinuer, à
travers tout ce qui la voile, l'idée supérieure de
l'art et du style français?
Idées rapides, vues sommaires qui se formulent
en éclairs. Mais, pour former un style ou le régé-
nérer, ces impressions soudaines, nouvelles, fulgu-
rantes, veulent être organisées avec soin et conser-
vées en quelque centre bien défendu qui commande
la vie de l'âme et qui la soumette à une règle
constante. Point de style sans fidélité. Point de fidé-
lité sans discipline héréditaire ou volontaire. Il la
fallait volontaire ici. Le distique de V Ombre dut être
écrit en 1896. Je doute que les années suivantes
aient fourni à M"* de Régnier des occasions fré-
quentes ou propices d'aiguiser ce sens du classique,
qui lui était venu comme un paradoxe très naturel.
La nature sans culture, comme un élan sans ordre,
ne saurait persévérer dans ce chef-d'œuvre et
ce miracle : dans le bien. Un goût natif est peu de
chose sans les habitudes qui l'entretiennent et
l'affinent. Or, il n'existe plus de compagnie litté-
raire où soient cultivées des habitudes de cette
qualité. Les applaudissements que reçut le distique
de M""" de Régnier avaient été très vifs, mais perdus
dans quelque périodique obscur ou dans l'arrière-
salle d'un café du pays latin 11 leur manqua
l'autorité, celle qui vient d'une haute influence
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486 LE ROMANTISME FÉMININ
personnelle, ou celle qui découle de l'assenti-
ment collectif. Ni le murmure du public ni la
voix d'un maître ne vinrent dire à cette enfant
ce que chantent les Muses dans la strophe de Théo-
gnis : « Ce qui est beau, nous Taimons, et ce qui
n'est pas beau, nous ne l'aimons pas^ » Le public
était corrompu. Le maître était absent, méconnu
ou distrait. Il n'y a pas un seul de nos critiques
littéraires qui mérite d'être appelé un juge. Celui
qui tenterait de faire voir le beau et le laid dans
les vers serait montré au doigt. Quant aux poètes
à la mode, avant de rien juger, ils devraient com-
mencer par aller cacher leurs volumes.
Les vers magnifiques de COmbre :
Le rameur qui m'a pris l'obole du passage
Et qui jamais ne parle aux ombres qu'il conduit
n'étaient pas les seules promesses de ce poème.
Des beautés presque aussi fermes et plus touchantes
y faisaient figure d'agréables faiblesses. On lisait
par exemple :
Mon front encor fleuri par ma mort printanière
Sur l'immobile flot se pencha triste et doux,
Mais nulle forme pâle, image coutumière.
Ne troubla l'eau sans plis...
Et sans doute tout n'était pas de cette qualité.
Des lectures mêlées, une facilité redoutable s'an-
nonçaient en même temps qu'un don supérieur.
Ceux qui admiraient, qui louaient, qui savaient
pourquoi, demandaient avec inquiétude quel était
l'élément destiné à prédominer.
1. M. Jean Moréas a placé cette strophe en épigraphe de son
beau poème à la mémoire de Paul Verlaine.
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Ce qui devait être a été. Pendant que M. de Ré-
gnier faisait dans Aréthuse et dans les Médailles
(f argile une régression parnassienne du plus mé-
diocre intérêt, le poète de VOmbre arrêtait, mais
sans tremblement, ni hésitation, ni reprise, le pre-
mier mouvement qui nous avait émerveillés. On
pourrarelire par exemple les vers qu'elle adonnés à
la Revue du 15 janvier 1903. Le don paraît le même.
L'imagination mythologique n'a point faibli, ni la
faculté de tracer de hautes images. Comme en
témoigne la fin de la pièce dite F Automne^ le désir
du sublime, de l'absolu, du pur, la tient éveillée.
Mais c'est le monde qui s'est trouvé le plus fort. Je
dis le monde au sens des prédicateurs : l'air am-
biant, le goût du dehors, le courant trivial du com-
mun des petits lettrés. N'oublions toujours pas que
cet esprit classique était logé dans une femme.
L'héroïne de l'Inconstante, le petit conte imper-
tinent que l'on attribue à M""^ de Régnier, nous est
proposée pour le portrait de l'Eve éternelle. Nous
voyons Gillette sourire « sans attention » àun passant
par cette raison qu'elle n'a rien de mieux à faire.
Du tempérament par bouffées, de la tendresse par
surprise, « un cœur triste et changeant », un es-
prit de « voyou candide ». Prendre de son moi fé-
minin une idée si modeste établit clairement qu'on
y est très supérieure. Dès lors, chez les femmes
d'élite, que l'on sent de rudes combats !
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188 LE ROMANTISME FÉMININ
Une femme capable d'atteindre à certain style
héroïque, au langage même des dieux, sera tou-
jours exposée à redescendre vers le romantisme
natal. Heureuse si elle réussit à le tempérer par
quelques éléments qui lui sont personnels : de
Tesprit, et féroce, Tobservation, le goût, et le bon
sens.
A la différence de son père, elle préférera la vie
des choses à la sonorité des mots. A la différence
de son mari, elle cherchera dans la vie des points
d'appui solides, dessinés, définis, des idées plutôt
que des songes, des mots et des phrases plutôt que
des airs de musique. Son imagination pourra bien
élever les réalités à la hauteur d'une allégorie,
d'un petit symbole : on verra, au travers, le jeu, la
ruse, la fiction. Des S/ances agréables en peuvent té-
moigner, et d'autant plus posées de ton que leur coupe
rappelle inévitablement une modulation deM""^ Des-
bordes- Valmore. L'ardente Marceline s'étonnerait
d'une tendresse si correcte et qui ne s'applique
guère à autrui :
Qu'ôtes-vous devenue, enfant songeuse et triste
Aux sombres yeux ?
Vous dont plus rien en moi maintenant ne persiste,
Rêves ou jeux?
Qu'êtes-vous devenue, enfant paisible et tendre,
Au cœur pensif?
Dans quel étroit tombeau repose votre cendre,
Corps grêle et vif ?
Vous êtes morte au fond de moi, vous êtes morte,
Petite enfant!
C'est moi qui vous abrite et moi qui vous emporte
Tout en vivant.
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MADAME DE RÉGNIER 189
Ah ! VOUS aviez si peur de cette ombre lointaine
Que fait la mort
Et Técartiez déjà d'une main incertaine
Tremblant très fort.
Vous étiez douce et caressante, et souvent sage,
Je vous revois,
Mais les yeux clos, car je n'ai plus votre visage,
Ni votre voix.
Ainsi je vais mourir tout le long de ma vie
Jusqu'à ce jour
Où, de respt)ir qu'on rêve au regret qu'on oublie.
Tristesse, amour,
Je ne serai plus rien, dans la nuit sûre et noire
Qu'un poids léger
Et pourrai sans reflet, sans ombre et sans mémoire,
Ne plus changer.
Oui, Fauteur de ces vers ingénieux semble un peu
trop lucide pour faire une bonne romantique. S'en
croira-t-il et pourra-t-il être dupe quand il faudra?
Son petit roman témoigne çà et làd'un cynisme tendre
et de ce vrai poétique et brutal qu'approuverait
M. Anatole France. La jeune Gillette Vernoy, qui
arrive en retard pour dîner, répond « véridique-
ment » à monsieur son mari : « — Mon amant ne
voulait pas me laisser partir. . . Et son mari considéra
toujours cette excuse comme une plaisanterie de
mauvais goût. » Gomme elle a trompé cet amant
et comme elle confie à son amieMarion le vertueux
projet de faire l'aveu de sa faute, la même Gillette
prononce ces mots, qui lui valent une bonne ré-
ponse : « Quant à l'aveu que je veux faire à Valentin,
ne supposes-tu pas que je souffrirai autant à le
faire que lui à l'entendre? — iVon, dit Marion nette-
ment : je te connais. »
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490 LE ROMANTISME FÉMININ
A la bonne heorel Cette connaissance parfaite,
dont on aime la saveur et la drôlerie, n'exclu-
rait ni la passion sincère ni les sincères folies
qui en dérivent. Ce qu'elle exclut, c'est la bonne
foi dans Fabsurdité et dans Tenfantillage ; c'est
le degré de niaiserie dont la poésie romantique ne
ne peut plus se passer. Qui persifle dans la manière
d'Anatole France, qui est celle de Jean Racine et
de Voltaire, est profondément incapable de recom-
mencer des complaintes à la mode des continuateurs
de Victor Hugo. Un effort décisif aurait dû affranchir
M™^ de Régnier de la mécanique hugolienne. Cet
effort n'a pas été fait, et sa personne littéraire en
gardera quelque chose de composite.
Ses idées de la vie et son entente même de l'amour-
passion dérivent sans contredit de cette source
romantique, colorée et vivifiée par les contes de sa
négresse. Mais elle a puisé dans l'air de France
d'autres instincts. Le charme du livre de prose tient
à ce qu'elle y narre sans déclamer. L'auteur y a res-
suscité et rajeuni cet amour-goût, qui a été le
délice de Favant-dernier siècle. Et le faible du livre,
le défaut de cette œuvre de gaminerie et de gentil-
lesse, tient à la conclusion sérieuse que Ton y a
cousue.
Je sens bien que ce dénouement plein de sensi-
bilité, ce ton exalté et jureur, ces airs penchés, ces
mensonges de la tendresse sont prescrits par nos
modes sentimentales. Mais je ne traite pas de
l'exactitude historique de la peinture ou de sa res-
semblance avec les mœurs du temps. 11 s'agit
de savoir le mérite d'une œuvre d'art. Le Daphnis
et la Chloé de M"'' Henri de Régnier n'en sont
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MADAME PE RÉGNIER I9t
certes pas à ce point où le caprice et le jeu
d'amour se transforment subitement en passion
ardente et profonde ; mais ils ont lu Tolstoï, qui leur
a enseigné qu'il fallait être bon. Les pauvrets s'y ap-
pliquent : faute de mots justes pour exprimer avec
simplicité une minute d'attendrissement fugitif,
ils en arrivent à pervertir un sentiment vrai et
les deux beaux enfants en restent déformés et es-
tropiés! A la dernière page, leur petite paire de
larmes inutiles nous est plus désagréable que
la tache de sang. Jamais les nobles larmes n'ont
souffert l'affectation, l'artifice, la volonté. L'hypo-
crisie contemporaine ayant obligé notre auteur au
métier de pleureuse, il s'en est mal tiré. Telle est
son étoile, bonne ou cruelle. Et voilà les fadaises
que M""** de Régnier n'écrira jamais de bon cœur.
Elle fera habilement la version ou le thème imposé
par les convenances, elle n'y mettra ni conviction
ni amour : trop clairvoyante pour divaguer dans
le ton des contemporaines, trop incertaine pour
les quitter et se retrouver.
La critique devrait élever des poteaux revêtus
d'inscriptions dans l'épaisse forêt oîi courent ces
âmes obscures.
La critique n'existe plus^
1. Le dernier livre de Gérard d'Hou ville, Esclave, nous donnerait
à regretter plus vivement encore ce malheur des temps et des cir-
constances. Une pensée vraie, forte et triste, établit un fond ma-
gnifique ; ràventure presque tragique détermine un beau drame ;
le style, souple, s'anime parfois jusqu'à l'éloquence. Mais l'action
est trop lente, le tableau trop fourni, les détails pittoresques abon-
dants jusqu'à l'inutile. Il aurait fallu dessiner, abstraire, condenser.
Grand art, le plus noble de tous, et dont M"*"' de Régnier eut
la révélation, tout au moins une fois, le jour du distique...
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III
MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS
Tout poète sincère, fût-il né Shakespeare ou Vir-
gile, confesse l'influence des lectures qu'il a faites
dans sa jeunesse : elles ont eu la même impor-
tance pour la direction de sa vie que la terre
natale ou le sang paternel. Si le rêve consiste
à émigrer de soi, il faut des excitants qui donnent
ridée du voyage et tracent le contour des rivages
à visiter : l'imagination des hommes d'autrefois
s'enflammait sur les contes de nourrices, sur
les récits des voyageurs et des marins, sur
l'ancien fonds des mythologies religieuses. Au-
jourd'hui les livres nous concentrent toutes ces
sources. Qu'ils soient sacrés, qu'ils soient profanes,
collectifs ou étroitement personnels, nos pre-
miers rêves sortent des livres. Il y a plus de sot
orgueil à le contester que de modestie à en convenir
simplement.
On ne peut donc exagérer le poids d'une lec-
ture sur l'imagination solitaire d'une enfant vierge
que le rayon de la poésie a touchée. Cette action, si
elle s'exerce de bonne heure, ne s'arrêtera pas seu-
lement aux thèmes, aux sujets de la rêverie, elle
descendra jusqu'au plus intime, et le mode de la
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MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 193
pensée, le Penser lui-même, dans la façon de se
construire et de s'agencer, se trouvera atteint et
modifié. Comme la feuille de chaque arbre témoigne
d'un ordre d'insertion gravé à l'infini dans le
germe.de chaque germe, les esprits ont un $tyle
qui préexiste à l'expression et au langage; mais
ce style n'est pas aussi arrêté et définitif que celui
de l'innervation végétale : pendant les années de
croissance, il est sujet aux plus curieuses métamor-
phoses, et l'on voit la race, Ténergie du climat
ou celle de l'éducation alternativement contrariées
ou renforcées par la sorcellerie d'un poète fortuit
venu de l'autre bout du monde, qui se sera fait
écouter.
Née dans la grasse et verte Normandie, M"" Lucie
Delarue n'a retenu des paysages de sa province
que la brume noire et la pluie, dont se désolait son
compatriote Jules Tellier : « Je suis né, ô bien-
« aimée, un vendredi treizième jour d'un mois
« d'hiver, dans un pays brumeux, sur le bord
« d'une mer septentrionale. » Ce qu'elle voyait à
l'horizon de la mer natale c'étaient les promontoires
confondus et les rives indiscernables de la paie
Thulé, ennemie des navigateurs. Si l'on Toulait
porter sur ses lectures de ce temps-là un diagnostic
précis, générique, il faudrait dire qu'elle tenait à
son chevet tous ceux de nos poètes que M. Léon
Daudet a nommés, au juste, des Kamchatka, Elle se
penchait avec préférence sur les plus abstraits et
les plus abscons d'entre les derniers romantiques
français ou belges, norvégiens ou russes, mais
surtout, semblc-t-il, Rimbaud, Laforgue, Maeter-
linck, Verlaine, Kahn et Mallarmé. Il est d ailleurs
13
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194 LE ROMANTISME FÉMININ
possible qu'elle n'eût jamais ouvert aucun de ces-
différents écrivains jusqu'à telle ou telle date-
précise à laquelle son art se trouvait déjà au com-
plet. Mais cela ne signifie rien. Il y a du Rim-
baud, du Laforgue, du Mallarmé et du Maeterlinck,
quoique latent et en puissance, tant chez Victor
Hugo que chez François Coppée. Il y a du La-^
forgue, du Rimbaud, du Kahn et du Verlaine,
diffus et dilué, parfois accentué, dans les poèmes
réguliers d'Albert Samain, de Rodenbach, de
M. Jean Lorrain, de M. André Gide et de quantité
d'autres versificateurs ou poètes contemporains, qui
se rencontrent au hasard du journal ou de la
revue. Quand, on s'oublie à prononcer les noms-
de ces « artistes littéraires* », à propos des lec-
tures du très jeune auteur d'Occident, on doit en-
tendre que cette âme curieuse et cet esprit hâtif se
pénétraient avec une ardeur particulière de tout ce
qui flottait de mallarméen et de rimbaldique, de
maeterlinkiste et de laforguien.
Elle croissait dans ce tourbillon de fumées un peu
lentes, veillant sur ses complications, attentive à ne
rien exprimer que d'énigmatique et de personnel, en
un mot cultivant l'idiosyncrasie comme un pot
de fleurs. Mais, née imaginative, beaucoup plus
Imaginative que sensible et que passionnée, son goût
du bizarre ne s'exerçait, en définitive, que sur les-
formes qu'elle trouvait dans son esprit : les mots, les^
images, le rythme, le style, matériel antique
assemblé par la tradition, vieux capital civilisateur,
i. L'expression est de M. Maurice Spronck, les Artistes litté-
raires. (Paris, Galmann Lévy, 1890.)
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MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 195
qu'elle prenait plaisir à gâcher et puis à refaire de
toute Tardeurde ses sauvages petites mains. Quand
on songe qu'elle aurait pu gâter aussi son cœur et
compliquer irréparablement une fraîche nature, on
est tenté de se féliciter des autres ravages, comme de
la bénédiction du meilleur des sorts. Les pires dé-
formations qu'elle se soit permises sont relatives à
quelques types verbaux qui ne dépendaient guère
d'elle et qui n'en recevaient qu'un dommage très
relatif, puisqu'ils subsistaient bien intacts dans la
multitude des autres esprits.
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La joie de M"* Lucie Delarue était d'accommoder
ses impressions à des saucesunpeu bizarres, propres
à la retrancher du commun. Hanter est déjà un
bon verbe. Mais que direz-vous, grands-parents,
de hauteur et de hanteuse? Héler ne manque pas
de singularité. C'est une locution propre au mé-
tier des matelots. Mais je vais m'en servir comme
si j'étais matelotte. 11 existe des tours de langage
un peu triviaux qui ont Tair de rouler les choses et
les gens dans un tourbillon de poussière ou de
cendre. respectables grands-parents, vous m'en
donnerez des nouvelles :
Je suis la hauteuse des mers fatales
Où s'échevèlent les couchers sanglants...
Ma solitude orageuse s*y mêle
Au désert du sable vierge de pas
Et où, sans craindre d'oreille, je hèle
Je ne sais quel être qui ne vient pas.
Oh! la mer! la mer ! Toi qui es mon âme,
Sois bonne à cette triste au manteau noir,
Et de toute ta voix qui s'enflamme et clame.
Hurle ta- berceuse à son désespoir.
Ellipse claire, ellipse obscure ; hiatus doux et hiatus
dur ; fines condescendances, ordes vulgarités : les
tons fondus et les tons tranchés, ou voyants, se
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MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 197
heurtent dans le même vers. La beauté de Tun est
faite d'une allusion presque inextricable, la beauté
de l'autre d'une vieille paire d'images très brus-
quement désacordées, la laideur d'un troisième d'une
image trop neuve, ou d'un couple contradictoire
forgé sur une enclume sourde qui ne connaît point
la pitié. Tous ces éléments dont l'auteur qua-
lifierait la rencontre de '< spontanée » semblent,
au contraire, assemblés par le plus volontaire des
jeux, pour le plus agressif des défis, dans le plus
fantasque des rêves : caprices d'une petite fille, au
surplus fort originale, plus désireuse encore de
le paraître.
Et cela revient, en somme, à l'état d'esprit de
Petrus Borel aux premières heures du romantisme,
mais recommencé et revécu de bonne foi. On
veut étonner le bourgeois, car il faut que le bour-
geois soit saisi d'horreur. Il le faut, si l'on tient au
véritable objet de la poésie, qui est l'exposition
complète, l'expression totale d'une âme : non de
l'âme humaine dans son étendue et sa profondeur,
mais bien de l'âme de cette jeune demoiselle dans
ses différences et ses particularités. Il ne s'agit pas
d'être le plus humain possible, mais d'être jusqu'au
bout Lucie Delarue : et non point parce qu'elle est
charmante, mais parce qu'elle est elle. Il s'agit
donc d'être Elle, dans son elle au superlatif.
— Ce langage m'exprime et m'exprime seul tout
à fait, telle que je me sais, en ma personnalité
fondamentale. Moi, je parle bizarre, comme d'autres
parlent français. Le bizarre peut bien avoir l'im-
pertinence de ne pas être beau : il est moi;
que puis-je désirer de plus! Je serai de plus
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198 LE ROMANTISME FÉMININ
en plus mienne. Je trouverai, de mieux en mieux,
en mon jargon privé, les doubles et des ana-
logues de ma nature. Rien autre au monde ne
m'amuse que de rencontrer soit dans les mots, les
tons et les rythmes existants, soit dans ceux qui
n'existent pas encore, les correspondances exactes
de cei unique élément qui m*est personnel. Je me.
fabrique des reflets minutieux. Voilà mon principe
et ma méthode. Voilà mon art.
Le fait est que la jeune fille trouva souvent de
ces ingénieuses images qui faisaient une projection
vraiment pittoresque de son monde secret, de ma-
nière à causer au lecteur un degré à peu près pa-
reil de plaisir et d'agacement :
Grand ange désailé qui rôde dans ma vie,
Ame, mon Ame !
Violon sans archet, triste barque sans rame,
Ame, ô mon Ame inassouvie !
Toi qui voudrais aller autre part qu'où te mène
Mon impuissante chair humaine,
mon Ame, âme trouble, âme en peine!
Mais un jour ceci paraît fade. Le bourgeois ne
s'est pas fâché suffisamment. Le philistin ne
bondit pas. Les grands-parents, hélas ! menacent
même de comprendre. Il faut approfondir les fossés
en abîmes, élever des murailles, les hérisser de tours
et les denteler d'échauguettes contre ce vulgaire
public, et c'est à quoi Ton croira parvenir, en mul-
tipliant, dans quelques strophes bien senties, les
échappées naïves de prosaïsme baudelairien, comme
en ces Litanies féminines où Madame la Vierge est
prise à témoin de tous les péchés :
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MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 499
dame I regardez celles qui tournent mal,
Les épouses en qui la chair ne peut se taire...
Ou Ton invoquera devant le masque de la lune des
imaginations très compliquées, dans un vocabulaire
très biscornu :
Tu ris dans ta pâleur de cap guillotiné,
Grimaçante d*horreurà ToBil halluciné,
et Ton rira sous cape des lecteurs ignorants de
Tétymologie qui se demanderont en quoi la lune
ressemble h un cap ou comment un cap peut être
guillotiné. Mis en verve par le succès, on recom-
mencera, en redoublant. On écrira le macabre Poème
de la vie et de la mort :
Quelle épouvante I Où fuir ! J'ai peur! J'ai peur! J'ai peur!
On se souviendra de ce que Ton a lu sur les tentatives
humaines « pour s'enfuir n'importe où hors du
monde», et Ton récapitulera, sur tous les airs con-
nus, le Voyage, la Villégiature-à-la-campagne, la
Morphine, l'Alcool, la Dévotion, l'Amour, pour con-
clure avec une magnifique bravoure :
Ah! qui me donnerait l'abrutissement!
Qui me donnera l'abrutissement?
11 faut savoir que ce sont là de simples « gaie-
tés » romantiques comme il n'a cessé d'en ruis-
seler sur les lettres françaises, de l'année des
Ballades de Victor Hugo à l'année des Blasphèmes
de M. Ricliepin.
Et le môme scandale d'un habitant de la bonne
province de Normandie aura sans doute suggéré (de
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200 LE ROMANTISME FÉMININ
plus en plus fort!) les strophes amusantes de ce
Sommeil :
Comme une que berça la viole d'amour,
La belle toute en pâleur s'endort,
Les volets joints avec, dessus, des rideaux lourds
Pour empêcher sur sa tranquillité de mort
Que ne vienne jouer l'estival clair de lune.
Mais des gouttes de lune ont chu une par une.,.
(Combien Fauteur a dû être ravie de ces vers-là!
Ils laissent en effet loin derrière eux tous les vers
analogues de ce M. Stuart Merril, jusque-là
prince régnant de T Allitération, roi de TAsson-
nance et empereur de la Consonnance bien redou-
blée.)
Mais des gouttes de lune ont chu une par une...
Aux fentes de ces volets joints...
Et sur ses seins quiets où se croisent les paumes.
Sur ses pieds sages réunis,
Sur tout le luxe prude et raffiné du lit
Où elle se coucha sans bagues et sans baumes,
Ce corps sans robe d'or et sans huppe à la tête...
Les pieds sages, le luxe priide^ dans cet aimable
meli-mélo de couleurs, feront la joie de gens qui
savent lire, comme le jeune auteur, en son
extravagance, savait' voir et interpréter. Il est
presque agréable de trouver une note juste si fol-
lement placée. Folies pures, excentricités offraient
ici le caractère d'être tempérées çà et là par un
goût naturel, supérieur aux partis pris, par ce petit
instinct de la pureté et de Tordre, qui est toujours
vivant dans les cœurs délicats et qui doit corres-
L.
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1
FM
MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 201
pondre chez une écolière-poète à l'instinct de pro-
preté chez la ménagère. Ce goût, cet instinct, ce bon
ange élevait M'** Lucie Delarue au-dessus de bien
des embrouillamini : au dessus des neiges et des
brumes, elle s'approchait du ciel clair par la pointe
de ses rameaux.
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Un jour, enfin, le poète de l'Occident épousa ce
fils du soleil, le docteur Mardrus, né au Caire d'une
famille orientale. Ce n'est pas le lieu de détailler
quelle gratitude ont vouée les lettres françaises au
traducteur des Mille et Une Nuits. Mais je pense
qu'avant de l'expédier à son imprimeur il a lu à
sa femme cette version belle et nouvelle. Il n'existe
pas beaucoup de lectures aussi fraîches, aussi bril-
lantes, aussi riches en toutes sortes de plaisirs de
l'esprit et des sens. Ce vaste recueil de contes arabes,
traduits, dit-on, presque mot h mot, nous mène
quelquefois à ce que les bonnes gens du désert
appellent sous la tente, d'un langage mathéma-
tique, la limite de la satisfaction.
Goethe écrit je ne sais où : « Veux-tu les fleurs du
printemps et les fruits de l'automne? Veux-tu ce
qui charme et ravit? Veux-tu ce qui nourrit et
satisfait? Veux-tu dans un seul nom embrasser le
ciel et la terre? Je te nomme Sacountala et j'ai
tout dit. » Il ne faut qu'enlever un peu de verdure
indienne, qu'ajouter aux palmes et aux grenades des
oasis le chœur des jeunes filles belles comme la
lune, et la louange gœthienne s'appliquera aussi aux
Mille et Une Nuits. Mais elle paraîtra singulière-
ment incomplète à qui aura goûté comme il con-
vient la joie des poèmes arabes qui y sont insérés.
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i*
MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 203
Ces poèmes tout grâce, tout fougue, tout jeunesse,
montrent une vivacité, une souplesse dont on ne
se lasse point. Je laisse aux Orientalistes le soin de
discuter le procédé du traducteur Mardrus. Un fait
reste éclatant : le bon Galland nous avait laissé
ignorer une douce forêt, un jardin de délices, ces
vers improvisés des Mille et Une Nuits : Mardrus
nous les a fait connaître, et cela dit tout. 11 est
notre évergète, et nous sommes ses obligés. Voilà
pour le docteur Mardrus.
Il aura été Tévergète et docteur de M"* Mardrus.
Une des pièces caractéristiques du deuxième re-
çu eil de la jeune muse, Ferveur^ porte un petit
hommage de gratitude très précise, qu'il convient
d'isoler et de placer sur le socle, bien en lumière,
si Ton veut avancer dans la connaissance de notre
auteur. L'Occidentale écrit à l'époux Méditerrané :
Toute ma sourde intimité
D'ombre, de deuil et de mystère,
D'horreur et de complexité
A fui, pour quelque étrange et douloureuse sphère,
Ton incompatible âme claire ;
Mais toute ma bonne santé
Se trempe au bain de ta clarté
Comme un corps vigoureux se trempe dans Teau claire.
A parler franchement, je ne crois pas grand'-
chose de cette sourde intimité d ombre et d'horreur.
Quand le poète alléguait, dans le premier livre,
Notre cœur gros d'angoisse et de mauvais secrets,
OU, dans Ferveur^ quand on lui voit esquisser encore,
d'un geste félin, son voyage à la découverte de
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204 LE ROMANTISME FÉMININ
certains mauvais coins naturels, le « coin gâté »
dont traite M. Marcel Prévost,
Certain intime fond dont on ne parle pas,
prenons garde que c'est, tout bonnement, la Poé-
tique du romantisme que dévide ses conséquences :
à force de creuser l'étrange, il faut bien eji venir tôt
ou tard jusqu'à la notion de ce que la rude antiquité
nomma sagement Tlnfamie. Ce n'était pas de l'in-
famie (ni de la vertu) que s'occupait, en réalité, le
génie pittoresque de M"^ Mardrus. Elle n'eut le
souci de « l'âme » que pour le plaisir d'en tirer un
effet d'art.
Ce qu'elle poursuit, c'est l'image coloriée, propre
h traduire sensiblement ce qu'elle a senti : ce n'est
donc pas la joie de s'éprouver, de s'affiner, de
s'exalter, déjouer avec elle-même au moyen de sen-
sations neuves provoquées par aucune curiosité.
Son goût, sa passion me semblent d'une artiste ou
d'une praticienne : elle songe à trouver des images
qui soient l'exacte et subtile figuration de son senti-
ment; quant à traîner, à peser sur ce sentiment,
simple objet, simple thème, elle n'y songe presque
pas. C'est son art qui est perverti; nullement sa
nature ; la tête, non le cœur.
Et cet art corrompu est bien ingénieux. Avez-
vous observé combien les petits vers Toute ma
sourde intimité,,, montrent de netteté, comme ils
disent précisément ce qu'ils veulent dire? C'est
un menu tableau conjugal, dont l'intention allé-
gorique transparaît à chaque touche. L'image,
inattendue, définit, enclôt, circonscrit, plus encore
qu'elle ne chante. Ce n'est pas un petit bonheur :
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MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 205
il n'est pas rare ici. Par la force et la vérité de
ses colloques avec son seigneur et docteur, cet
esprit autrefois obscur, ennuagé, précise ses
moindres concepts. Il ne savait que peindre. Le
voilà qui dessine de légers tableautins dans la ma-
nière de Verlaine et de M. Coppée {Du bout de ses
tuyaux gris Dans le ciel fume Paris, Le jardin se
ramifie Sur cette lithographie. Tout le long d'un
ratneau sec Les moineaux se font le bec,,,). On laisse
de côté les outrances ; on en conserve juste de quoi
donner du corps, de la couleur, un léger montant
aux images. On dira par exemple :
... Rien n'est plus nécessaire
Que d'aimer toute chose avec des cœurs charnels. '
On s'écriera, dans un raccourci vif:
Genève, teints proprets et prunelles contentes...
On diluera le pittoresque dans un peu d'élo-
quence ; on corrigera l'éloquence par un rude
éclat de couleur :
Va! tends tes bras à tout pour que tout soit ton bien,
Hante, après la campagne aux heures parfumées,
La Ville trépidante et ses nuit allumées.
Que ton cœur soit solaire et soit saturnien!
On s'exaltera, fort paisiblement :
Femme, amphore profonde et douce où dort la joie,
Toi que l'amour renverse et meurtrit, blanche proie,
Œuf douloureux où gît notre pérennité,
... Humanité sans force, endurante moitié
Du monde, ô camarade éternelle, ô moi-même!
On s'appliquera aux douceurs de la compassion
sur soi, aux violences de la révolte humanitaire ;
on criera môme un peu à l'idée de devenir mère,
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206 LE ROMANTISME FÉMININ
on gémira sur Tavenir et sur le passé. Pour le
présent, on se retournera vers qui de droit.
Chéri cher! presse-moi bien contre ton âme claire,
Que je n'écoute pas, que je n'entende pas!...
(( Le doigt levé », un « sage doigt levé », on mé-
ditera sur les choses au lieu d'y rêver en tumulte
comme au bon vieux temps; on se livrera aux dé-
bauches de la Pensée :
Nous serons sur le banc que nous aimons le mieux,
Et, levant un index grave qui certifie,
Ta petite fera de la philosophie.
Mais, par-dessus tout, on assurera son progrès
dans le métier. On se perfectionnera dans lart
d'imaginer et de rimer. On en viendra à dévider
une métaphore aussi congrûment et continûment
que le père Hugo :
J*aime à songer aux mains de mon Ame, filant
ATaveugle...
11 y a douze vers sur les mains de TAme qui filent
avec des tours et des détours d'une sûreté inouïe. Le
romantisme, ici, tourne au Parnasse, heureusement
sans trop de froid. Mais on garde, comme un sou-
venir de temps héroïques, la religion de 1830. On
s'attendrit, comme Verlaine, plus que Verlaine, sur
l'orgue de Barbarie qui viendra moudre de tendres
rengaines entre-croisées, Marguerite Gautier, Emma
Bovary, Lamartine : Si tu meurs aux trois temps dune
valse lointaine... Ces stances sont des plus caractéris-
tiques. Elles révèlent une ironie indulgente, du re-
gret, de la nostalgie et, tout au fond, le sentiment
que le romantisme n'est jamais mort, qu'il existe
peut-être un romantisme éternel.
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MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 207
Mais la petite pièce /' Orage à la fenêtre fait encore
mieux sentir à quel point en est arrivée M°*^ Mar-
drus. Selon son habitude, elle ne paraît point toute
seule. Elle serre la main de son ami et lui parle
bas :
Contente simplement d'être à c6té de toi,
Ëncor que défaillante et la saeur aux tempes...
Car, hor$ la dureté moderne^ nous étions
— A la fenêtre avec de candides frissons —
Un couple d'autrefois un peu mélancolique
Qui regarde noircir Vorage romantique.
Quelques saisons plus tôt, le poète se fût mêlé à ce
noir orage. Que dis-je? Il nous Teût barbouillé plus
orageux que nature. Bien que le docteur Mardrus
(les dédicaces de son grand livre en font foi) ne
soit pas le moins mallarmiste des deux époux, il a
dû mettre à la porte de son ménage quelques fan-
tômes de détestables inspirateurs; il a jeté dans le
jardin les plus mauvais livres. Aussi la roman-
tique est-elle en voie de s'apaiser et de s'épurer,
S'éclaircira-t-elle ?
C'est une erreur de croire que la raison ne soit
que l'absence de la folie. Mais il serait curieux de
voir ce qu'une femme évidemment douée de l'ima-
gination du langage saurait donner dans l'ordre d'un
art tout à fait sain. Celle-ci s'est rageusement com-
plu à défaire le composé précieux auquel nos
ancêtres avaient appliqué leur génie. Comment
s'y prendra-t-elle si elle veut recoudre après
avoir taillé ! L'osera-t-elle ? Et quel sera son
pouvoir? Entrevoit-on chez elle un goût domi-
nant qui soit capable de discipliner les autres, et
les ordonner tout vivants? Ce que j'ai lu permet
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208 LE ROMANTISME FÉMININ
de poser ces questions, mais ne permet pas d'y ré-
pondre.
Un critique et un sage qui est grand admirateur de
M"* Mardrus, M. George Malet, méprise nos doutes.
Il affirme déjà la maîtrise du poète. « Pour ceux
qui ne l'auraient pas senti, que dire ? » ajoute-t-il.
« On ne prouve pas plus la beauté et la grâce d'une
Muse que le charme d'une femme ^ » S'il ne se
prouve pas, le charme s'analyse, et celui-ci accuse
l'incertitude et l'acidité du printemps ^.
1. Gazelle de France du 30 juin 1902.
2. Le dernier volume de M'*^ Mardrus, Horizons^ nous montre les
progrès remarquables ou, pour tout dire, merveilleux, et j'en con-
viens, presque inattendus, de son art, au point de l'élever brus-
quement au tout premier rang. Cet art devient plus sain, en même
temps qu'il prend des forces. 11 faut constater que le démon de la
perversité y gagne d'un autre côté. Dans sa vive et pénétrante
intelligence, le jeune poète a fort bien saisi le parti que tiraient
de leur état de femmes les auteurs de la Nouvelle Espérance^ de
V Inconstante et de Psapphô. Elle s'y est mise à son tour... N'a-t-elie
pas trop bien réussi dans cette direction nouvelle ? Je ne parle pas
des poèmes comme celui ' qui paraît répondre au chaste vœu de
M. Sully-Prudhomme, le Refus, où sont traités certains détails
dont les dames du temps jadis négligeaient de nous faire part en
public (leur « corps mensuel », par exemple), car il est bien pro-
bable que l'expression lui a paru drôle et l'a séduite; mais je
prends au hasard d'autres caractéristiques du système adopté :
Ceux-là qui ne m'oot pas aimée et pas com'pride,
Ceux-là qui ne m'out pas souri, je les méprise.
Tu rougiras et pâliras sous le tourment
De te sentir toujours différeote des autres.
Je baiserai longtemps mes mains qui me sont chères,
Connaissant que je suis pour moi-même quelqu'un
Qui seul devine à fond mon cœur et ses mystères.
L*ardeur... Tamour... Comment oublier que chacun
Porte son sexe ainsi qu'une bête cachée ?
Quelle confirmation ce nouveau livre d'Hoinzons vient apporter
à l'esprit et aux conclusions de cette étude ! Me faut-il ajouter en
marge que nos romantiques sont en train de se gâter et de se perver-
tir l'une l'autre? JS/ inoiaussiy fai ma petite âme! a fini par s'écrier
>!•"• Mardrus. Et elle Ta montrée.
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m.
IV
LA COMTESSE DE NOAILI^S
Grecque et roumaine d'origine, née à Paris,
élevée en France, devenue Française par son
mariage, M"*'' de Noailles a dédié le premier
recueil de ses vers « aux paysages d'Ile-de-France,
« ardents et limpides, pour qu'ils les protègent de
« leurs ombrages ». Elle s'est écriée, dès la première
pièce, « ma France ! » et cette prise de possession
forme un petit hymne au u pays ». « Les chansons
de Ronsard », « le cœur de Jean Racine », sont
invoqués d'un accent qui ne manque pas de
piété. Mais le même livre a pour titre « le Cœur
innombrable », et cette alliance violente d'un adjec-
tif avec un nom qui n'est pas fait pour lui sentait
son étrange pays et ne laissait pas d'inquiéter.
L'inquiétude se confirme par la suite du livre;
on ne tarde pas à s'apercevoir que, si Racine et
Ronsard sont aimés ici, ils n'y sont aucunement
préférés. Le suffrage qu'on leur accorde est très
partagé. Une petite âme gloutonne s'est contentée de
les convier à la posséder, en commun avec une nom-
breuse société de poètes inférieurs. Les véritables
favoris sont bien plus récents et moins purs. Pour
la quatrième fois, nous avons à saluer l'influence
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210 LE ROMANTISME FÉMININ
persistante et vivace des romantiques sur le plus
brillant esprit féminin. C'est bien d'eux que M'^'^de
Noailles a mémoire quand elle songe, écrit et vit.
La face épanouie de la lune l'émeut à peu près des
mêmes pensées qui auraient visité rimagination
dïine affiliée du Cénacle. C'est la rêverie de Musset
devant Phœbé la blonde. A propos d'animaux, des
u sobn.*s animaux », quand elle les admire et les
salue un à un, en suppliant une divinité cham-
pêtre de la rendre elle-même pareille à ces bestiaux
suaves,
(Rendez-nous rinnocence ancestrale des bêtes !)
le souvenir de Baudelaire s'entrelace à celui de
Vjg-Dy, qui voulait que les animaux fussent nos
M sublinies » modèles. Enfin, elle s'est exercée à
fusionner, sur les savants exemples de Victor Hugo,
le matériel et le mystique, le pittoresque et le
rêvi.% le sentiment et la chair :
Ah ! le mal que ces deux cœurs, certes,
Se feront ;
Lèvent éperdu déconcerte
L'astre rond,
La lune au ciel et sur l'eau tremble,
Rêve et luit ;
Nos deux détresses se ressemblent,
Cette nuit.
Il monte des portes de l'âme
Un encens;
Cest rappel du cœur, de la flamme
Et du sang.
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LA COMTESSE DE NOAILLES 21 i
Nous avons distingué des imitations que Ton fait
comme des devoirs ces reprises sincères et fié-
vreuses, que Fauteur dirait pleines de cœur et
pleines de sang. A la fougue, à la vérité, au na-
turel, se reconnaît Tinvention. C'est seulement
une invention qu'il faut dater et situer. Laissons donc
Ronsard et Racine. Voici le centre du poète, voici
la date fatidique de son avènement au ciel troublé
de la poésie : Dix-huit-cent-trente. S'il était pos-
sible d'en douter, nous n'aurions qu'à ouvrir ce
roman, la Noitvelle Espérance, nouveau Werther
qui nous ressuscite à la lettre les sentiments de la
génération de René et de celle d'Adolphe, avec
cette couleur précise du costume et de la parure
que la vogue de 1830 y vint ajouter. « Mélancolie !
« mélancolie ! axe admirable du désir ! Défaite du
« rêve à qui aucun secours, hors le baiser, n'est
« assez proche ! pleur de l'homme devant la na-
« ture ! éternel repliement d'Eve et d'Adam!... »
Ceci fixe la qualité des lectures prépondérantes.
Le sens de l'antique est plus pur que chez Renée
Vivien; on ne trouve chez la comtesse de Noailles
aucune réminiscence, même confuse, de l'Océan
barbare, ni des troubles particuliers à la conscience
chrétienne. La demi-grecque oublie la notion du
péché. Elle songe la Mort comme l'ont songée les
plus anciens d'entre les Anciens. C'est un obscur en-
droit d'où l'on pense à la vie avec quelque regret et
d'oîi l'on veut savoir les nouvelles de notre monde.
Les morts sont consolés, quand un trou creusé dans
la terre insinue jusqu'au séjour où l'ombre se mêle
h la cendre, un rayon de miel, un filet de lait et
de vin. Le poète raffiné du Cœur innombrable charge
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lâîâ-.; .
212 LE ROMANTISME FÉMININ
un faune de ses commissions pour le Styx, mais
la collation rituelle est augmentée d'un mets nou-
veau: c'est le don royal d'elle-même, et ce pré-
sent fait à des Ombres, qui n'en peuvent goûter
(elle le dit), pourra paraître assez méchants :
Dis-leur comme ils sont doux à voir,
Mes cheveux bleus comme des prunes,
Mes pieds pareils à des miroirs
Et mes deux yeux couleur de lune,
Et dis-leur que, dans les soirs lourds.
Couchée au bord frais des fontaines,
J'ai le désir de leurs amours,
Et j'ai pressé leurs ombres vaines.
Cette offrande fera voir en quel sens baudelairien
la comtesse de Noailles transforme Tantique. On le
sentira mieux en lisant un autre poème, moins réussi,
rhistoriette de la petite Bittô. Bittô bergère vient de
se donner, en une vingtaine de strophes, à son ber-
ger, Criton. Quand elle est bien vaincue, le poète
pousse une exclamation : Comme elle est grave et
pâle,,, et continue :
Bittô, je vous dirai votre grande méprise.
Le commentaire des méprises de Bittô dure
six bonnes strophes, où la vagabonde pensée noue
et dénoue, sans rien indiquer de bien net, de
molles écharpes. L'objet s'est évanoui dans le rêve^
le sujet dans la paraphrase et Téglogue dans un
lyrisme intempestif. Voici l'équilibre rompu entre
les figures vivantes et le mouvement dont on veut
qu'elles soient animées : ces figures paraissent, dès
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li^y
LA COMTESSE DE NOAILLES 21^
lors, tout agitées et consumées du feu intérieur^
en une heure où Tâme devrait se reposer, lan-
guir. Les Anciens n'auraient jamais péché ainsi
contre Tordre. Sans Tordre qui donne figure, un
livre, un poème, une strophe n'ont rien que des
semences et des éléments de beauté.
Le second recueil de M"* de Noailles, VOmbre
des jours^ précise la valeur de ces éléments pré-
cieux. Il achève de révéler quel trésor de puissance
poétique accumulent certaines natures frémis-
santes.
La sensibilité diffère de Tart ; mais elle est la
matière première de Tart. Un certain degré de sen-
sibilité, également distribuée et répartie, peut sup-
pléer à la raison et tenir la place du goût. Or,
Texcès fait la loi ici. Bien plus, de cette belle
et forte sensibilité naturelle, une volonté résolue
abuse méthodiquement. La jeune femme ne se com-
plaît qu'à sentir, à se voir sentante et souffrante.
Sa frénésie de sentiment, toujours consciente et
voulue, la dévoile, Técorche même, afin de la faire
apparaître plus nue. Le poète de VOmbre des jours
se soucie donc de moins en moins de forger des re-
présentations cohérentes, des images suivies, mais,
dans la négligence, se font les rencontres heu-
reuses :
J'entendrai s'apprêter dans les jardins du Temps
Les flèches de soleil, de désir et d'envie
Dont l'été blessera raon cœur tendre et flottant.
Le poète abandonne semblablement les descrip-
tions, auxquelles il s'appliquait jadis avec une méri-
toire constance, et ces héros obscurs du jardin pota-
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214 LE ROMANTISME FÉMININ
ger, haricots, radis, fleurs de pois, auxquels était
dévoué le premier volume*, sont relégués en un
second plan à peine sensible. Ce que Tauteur de-
mande désormais aux arbres, aux buissons, à la
nature entière, c'est d'exciter ses nerfs, d'extasier
son rêve, de lui apporter l'occasion du mouvement
passionné. A ce titre, les vraies fleurs, ces fleurs
du vieux temps qui charmèrent tous les poètes,
refleurissent dans le jardin qui leur avait préféré des
légumineuses. En l'absence des roses, jugées sans
doute un peu trop simples, voici déjà brûler dans
l'air amoureux de la nuit « l'héliotrope mauve aux
senteurs de vanille ». A la description se substitue
donc une émotion, mais élancée, autant que faire
se peut, des régions les plus végétatives et les plus
nocturnes de l'âme :
Mon âme si proche du corps !
... Mon âme d'ombre et de tourment
Et celle qui veut âprement
Le sang de la tendresse humaine !
..* mes âmes désordonnées!
Ces petites âmes diverses, avides, curieuses, bru-
tales, — un physiologiste dirait : ces petits centres
nerveux de systèmes inférieurs — ces âmes d'im-
pression plus que de réflexion et d'organisalion, ces
petites volontés toutes sensuelles sont expressément
chargées de tout passionner. Un train qui part, « le
beau train violent», est invoqué comme le « maître
1. C'était l'application littérale du programme démagogique de
Hugo ; Plus de mots sénateurs^ plus de mots roturiers^ etc. Encore
Hugo ne fit-il pas tout ce qu'il prêchait. Mais Tesprit féminin veut
de la logique.
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LA COMTESSE DE NOAILLES 21b
de Tardente et sourde frénésie ». Dans le thème
d'amour, le détail de physiologie alterne avec le
cri :
Ah ! tant de plaisirs et de larmes !
Tu ne dors, ne ris, ni ne manges,
Mais n'importe, c'est le bonheur !
Un tel état de tension morale ne peut manquer de
laisser jaillir, en aigrettes ou en étincelles, de purs
et nobles agencements de syllabes, tels que le début
de la deuxième strophe, dans le Dialogue marin^ où
la double épithète accordée à la mer pourrait être du
plus magnifique poète :
Visage étincelant du monde, battement
Du temps et de la vie!,,.
11 va sans dire : ce ne sont, ce ne peuvent être
que des fragments. Nulle composition réelle,
quoique Tauteur sente toujours oii il va et, de biais
ou de droit, qu'il y puisse toujours aller. Ni provi-
dence, ni pensée. Les éléments se groupent, selon
leur poids ou leur venue. Ne lui demandez pas de
« soigner» autre chose que ses clameurs.
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La Nouvelle Espérance^ véritable roman-poème
animé d'une rare passion, est conçue n'importe com-
ment et le train du récit marche comme il peut. Une
jeune dame qui s'ennuie essaye d'aimer son mari, et,
successivement, tous les amis de ce mari. Elle
trouve enfin, un peu en dehors de son entourage or-
dinaire, quelqu'un à qui se donner. Mais cet amant
aimé n'est cependant pas le bonheur, pour deux
raisons majeures : il n'y a pas de bonheur pour
Sabine et, de plus, cet amant ne peut être tou-
jours à sa disposition. Certain soir dont le len-
demain semble vraiment trop long à vivre sans
lui, Sabine s'arrête à la pensée de mourir. Cette fin
qu'on traite d'absurde paraît la seule raisonnable
si Ton comprend la donnée première. Encore la
mort même n'est peut-être pas assez calme, assez
froide, assez « morte » pour éteindre éternelle-
ment ce forcené démon d'amour qu'il s'agit de
tuer^ Tout le démoniaque^ dans ce livre, est par-
fait.
Quand il s'agit de peindre des personnages que
le démon d'aimer n'agite pas, qui sont «lâches de-
vant l'amour», ou quand il faut imaginer des
anecdotes, des aventures, des circonstances, le livre
tombe. Non faiblesse. Non parti pris. On dirait plu-
1. Le même démon fit dire au poète : Et ma cendre sera plus
chaude que ma vie.
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LA. COMTESSE DE NOAILLES 2i 7
tôt ironie et négligence. Pourquoi machiner, com-
poser ? Un seul point a de l'intérêt : ce qui se passe
dans une âme quand elle aime ou qu'elle erre dans
les environs de Tamour, la rencontre de ceux qui
s'aiment, leurs conversations, ces étreintes, ces
(( caresses immatérielles des âmes». Un artiste plus
docte aurait effacé tout ce qui n'est pas cela.
Celui-ci s'est contenté de le gribouiller. Mais il
s'est enfonce de toutes ses forces dans l'analyse du
désir de la passion et dans la formule, aussi réelle
que possible, de celte passion enfin trouvée et
sentie*.
De grands poètes qui exposent les infortunes des
amants veulent nous émouvoir de pitié ou d'hor-
reur. Celui-ci n'a aucune arrière-pensée théâtrale.
11 n'a point d'autre but que de dire l'amour,
ou plutôt de le confesser. Il nous confesse son
amour. Je voudrais oser dire qu'il l'extériorise.
Comme le jeune auteur d'Occident tendait à trou-
ver des paroles qui pussent la dire, vivante, vraie,
dans les caractères particuliers de son imagination,
le jeune auteur de la Nouvelle Espérance cherche
à faire voir avec vérité ce que c'est que son cœur de
femme, copçu, non au repos, où il n'est point
lui-môme, mais au plus vif, au plus rapide, au
plus effréné des mouvements qui mettent le fond
bien à nu ; non dans le rêve et dans Tattenle,
mais à la fleur des heures oii brûle le plus haut sa
plus chaude flamme d'amour. Je suis loin de nier
l'éminente curiosité du spectacle. Cependant, ces
1. Dans un livre suivant, M"* de Noailles a pris le meilleur
parti. De circonstances, d'anecdotes, d'aventures, il n'y en a plus
du tout dans le Visage émerveillé.
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218 LE ROMANTISME FÉMININ
efforts de description intérieure participent de la
science plus que de lart. Il me semble que le succès
en sera toujours relatif. Si, d'un tableau à un
autre, il n'existe jamais de copie parfaite, comment
serait-on jamais satisfait de la version de nos états
intérieurs dans le langage extérieur, de notre vie
propre dans un mode qui est commun et qui doit
Tôtre? Quelque concret et sensuel que soit un style,
les mots sont toujours une algèbre, leurs symboles
ne feront jamais la réalité : ils ne la refléteront
même pas.
Aussi n'est-on jamais satisfait, même de Tou-
trance, et faut-il toujours la porter plus avant. Par
essais graduels, par entraînement méthodique, les
phénomènes insensibles ou à peine perçus jusque-
là prennent une forme distincte. L'hyperesthésie
maladive s'accentue volontairement et s'accompagne
de perversions bizarres. La couleur des mots appa-
raît, leur arôme s'annonce. En même temps qu'il se
colore et se parfuine, l'univers intellectuel commence
à revêtir un aspect plus aigu, dont le patient com-
mence à souffrir. Ce qui chatouillait blesse, ce qui
blessait déchire. Cette tension nerveuse, développée,
accrue par la volonté complaisante, devient un
jour insupportable ; comme le gentilhomme dont
M. Huysmans a dressé la monographie, on com-
mence à se trouver assez mal portante ; comme
Sabine de Fontenay, on court chez le docteur.
— Docteur, cela va très mal.
Il lui répondit :
— D'abord, asseyez-vous tranquillement.
Mais elle reprit :
— Je n'ai pas la force de m'asseoir tranquillement, on ne
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LA COMTESSE DE NOAILLES 219
se repose que quand on est bien portant. — Elle ajouta ; —
Il faut que vous me guérissiez tout de suite, je vous en sup-
plie, de cette douleur que j'ai dans la nuque tout le temps,
et d'une tristesse qui me met des larmes dans toutes les
veines.
Il lui conseilla le calme, le sommeil, la nourriture. Il la
pria de regarder doucement la vie, indifférente et drôle.
Il l'assura des plaisirs prudents qui attendent l'observateur
et l'amoureux de la nature.
Elle lui dit :
— Alors, docteur, le soleil et les soirs violets, et des bouts de
nuit où semblent s'égoutter encore les lunes qui furent su,r Agri-
gente et sur Corinthe, ne vous font pas un mal affreux ?
Le docteur répond que la pensée des vieilles
lunes lui est, au contraire, bien reposante.
Sabine s'en va indignée, en se disant :
« — La satisfaction seule console. La faim, la
soif et le sommeil ne se guérissent point par tel envi-
sagement de Tunivers, mais par le pain, l'eau ou
le lit, et de même la douleur ne se guérit que par
le bonheur. »
Mais ridée du bonheur elle-même s'est aiguisée.
Son amant lui a demandé un jour :
— Qu'est-ce qu'il vous faut, à vousj pour que vous soyez
heureuse ?
Elle tourna vers lui ses yeux d'enfant brûlante, appuya
sa tête contre l'épaule de Philippe et répondit :
— Votre amour.
Puis, jetant dehors sa main nue, faible, puissante, elle
ajouta :
— Et la possibilité de V amour de tous les autres.
Quelque temps après, elle ajoute, dans une lettre,
autre chose d'infiniment plus net : « Ce n'est pas
« vous que j'aime; j'aime aimer comme je vous
« aime. Je ne compte sur vous pour rien dans la
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220 LE ROMANTISME FÉMININ
c( vie, mon bien*aimé. Je n^attends de vous que
u mon amour pour vous. »
Ainsi un certain degré d'attention sur soi-même
en arrive à faire tourner jusqu'à Tamour, comme
le mauvais œil faisait jadis tourner le vin. Oui,
Famour se meurtrit, une fois revenu dans le cœur
aimant qui ne l'avait créé que pour se répandre et
se fuir. 11 se résorbe dans cet élémentaire amour de
l'amour que tous les psychologues distingueront de
l'amour vrai, dont il est la corruption ou le résidu.
L'amour de l'amour tue l'amour, observait-on plus
haut. Ou peut-être n'existe-t-il que pour avoir tué
l'amour. Aimer l'amour, c'est s'aimer soi, le livre
qui le montre atteint par là un rare caractère de pro-
fondeur et de vérité. A force de s'aimer, à force d'ac-
corder à chaque fragment, à chaque minute de soi
l'indulgence absolue et l'adoration infinie, il arrive
qu'un de ces fragments, éphémère hypertrophié,
devient le meurtrier des autres : il ne peut même
plus supporter la pensée des instants à vivre, s'ils ne
sont identiques à lui, s'ils sont autre chose que son
propre prolongement, et l'être à ce degré de despo-
tisme n'aspire plus qu'à s'anéantir : il s'anéantit et
se dissout en effet, par amour absolu de soi. « Tu es
loin, écrit Sabine à son amant, tu es loin, il faudrait
vivre demain sans toi. Je ne peux pas. » Le premier
coup de minuit qui sonne aura probablement raison
d'elletoute, comme elleaeu raison de tout. Jene sais
pas de suicide romantique mieux motivé ; on y peut
voir, toucher comment une anarchie profonde défait
une personne, aussi exactement qu'elle décompose
un style ou un art, une pensée ou un Etat.
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LEUR PRINCIPE COMMUN
Si j'ai bien lu ces livres de femmes et qa'une
erreur fondamentale ne m'en ait pas voilé le sens,
toutes quatre méritent donc d'être rattachées à l'évo-
lution littéraire et philosophique que résument les
noms de Jean-Jacques Rousseau, de Chateaubriand
et de Hugo. Ces têtes féminines, pleines de révolte
pensive et de fiévreuse méditation, nous compo-
seraient une formule aussi parfaite que complète
du Romantisme. Le mot a été répété dans l'analyse
et l'appréciation de leurs œuvres. Il s'imposait
absolument, et Ton ne pourra plus étudier le Ro-
mantisme sans songer à M"* Renée Vivien, à
M"" de Noailles, de Régnier et Mardrus : en le res-
suscitant et en l'amplifiant, elles l'illuminent.
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/
1° L'origine étrangère
Sij eo effet, le romantisme, dans son rapport.
avec nos âges littéraires, se définit par un arrêt des
traditions dû à l'origine étrangère des auteurs et
des idées qu'ils mettent en œuvre, la définition
convient aux auteurs de Psapphd et de la Nouvelle
E^yjênmce, comme à celui de V Inconstante ; elle est
à peine contredite par l'auteur d'Occident et de
F^Tîy7/r, puisque, endevenantM"*Mardrus, M"^ Lucie
Df^larue est un peu sortie ^e nos races.
Un jeune écrivain nationaliste, qui les admire
aillant que moi, M. DauchotS les traite sans détour
lit* ( métèques indisciplinées ». Il leur reproche de
bénélicier des avantages français, mais de ne point
it accepter la discipline nationale ». L'accusation,
d'une justesse rigoureuse, nous rappelle que la
Nttitrtdle Héloïse a été écrite par un Suisse, le livre
Di* lAilemagne par une Suissesse d'origine prus-
sienne^ et que Lélia compte parmi ses ascendants
directs les Slaves et les Germains du sang de
Maurice de Saxe. L'indiscipline de nos jeunes mé-
tèques ne fait donc que continuer une tradition
qui, pour avoir été introduite chez nous est
tepen<lant restée distincte des vraies Lettres fran-
i;aîses. Il faut sentir l'hétérogénéité de Sand, de
1. Llfié^ du l-'mai 1903.
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LEUR PRINCIPE COMMUN 223
Staël et de Rousseau ou s'abstenir de censurer leurs
héritières; celles-ci ne sont rien qu'une onde,
la dernière, de cette invasion gothe qui se rua sur
nous par Téchancrure de Genève et de Coppet.
Objecter que ces contemporaines nous arrivent plu-
tôt du midi que du nord ou de Test, et nous approvi-
sionnent d'éléments helléno-latins, ne serait pas une
défense bien sérieuse. La Grèce, l'Espagne, l'Italie
d'aujourd'hui, la Dacie elle-même, où les dialectes
latins se sont gardés assez purs, ont été plus subju-
guées encore que notre France par le germanisme des
cent cinquante dernières années ^ Depuis la fin du
haut moyen âge, la France est le boulevard de la
Classicité ; qu'il cède, elle cède en Europe. La pré-
dilection de l'empereur Julien, ce fidèle des
anciens dieux, semble avoir désigné Paris pour
l'héritier direct du monde classique. Nulle terre en
Europe ne donna des leçons de goût à l'Attique
moderne. L'Europe entière est barbare, en compa-
raison ; mais, depuis que Tinfluence française dimi-
nue et qu'elle procède d'un génie moins pur, la bar-
barie universelle n'a pu que s'accroître.
Dans toute l'Europe méridionale, la haute société
représentée par les cours, les compagnies savantes
représentées par les universités, ont subi la civili-
sation des Anglo-Saxons ou se sont rattachées à la
médiocre demi-culture des Allemands, qui sont de
simples candidats à la qualité des Français. 11
1. Ceux qui m'objecteront l'origine danubienne de Ronsard
n'auront pas réfléchi que, avant la Réforme, la culture romaine
s'étendit à la chrétienté tout entière. La Germanie n'existait point
à l'état de pi'otes talion contre cette culture. Il y avait bien des sau-
vages et des sauvageries, mais il n'y avait point de barbarie cons-
tituée, comme aujourd'hui. La Civilisation n'était pas contrefaite.
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224 LE ROMANTISME FÉMININ
suffit de causer une heure avec les compatriotes
du Tasse, d'Aristophane ou de Cervantes, pour
admirer avec tristesse la réelle déchéance des na-
tions privilégiées.
Nous valons mieux qu'eux, malgré tout, et nos
esprits sont moins touchés. Une Renaissance clas-
sique peut encore se produire au milieu de nous,
et c'est, par exemple, en se courbant sous notre
loi, en retrouvant nos traditions, en les interprétant,
qu'un Athénien comme M. Jean Moréas est parvenu
à retrouver le style brillant de ses pères. La France
était le seul lieu d'Europe qui lui convînt. Son
germe était en lui, mais le germe ne pouvait percer,
ni fleurir qu'au soleil de l'Ile-de-France. Tout ce
qu'on nous apportera de proprement, et d'essentiel-
lement étranger, fût-ce d'Annunzio ou même du
divin Carducci, montrera, relativement à l'ensemble
des œuvres françaises, un caractère de romantisme
essentiel.
Que les quatre sirènes fissent donc revivre
chez nous, avec l'ardeur de leur âge et de leur
talent, toutes les habitudes propres au roman-
tisme, il était nécessaire et juste, il était beau, dé-
cent, parfait que leur sang ne fût point de veine
française très pure. En elles s'incarne et palpite l'ar-
gument que l'histoire nous avait suggéré.
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2° D'étrangetés en perversions
Mais le romantisme se connut pour ce qu'il était.
Il aima en lui ses qualités de barbare. Etranger, il
aima Tétrange. Non seulement il l'accueillit, mais
il Tafficha en s'efforçant de déterminer dans le goût
public une révolution qui assignât à Tart d'écrire,
comme au plaisir de lire, des objets tout à fait nou-
veaux. Un plaisir de surprise est inséparable du vif
sentiment de Tadmiration ; mais le romantisme
changea les facteurs de ce plaisir.
Autrefois on était émerveillé de la conduite et de
la disposition d'un poème : les effets inattendus
ne naissaient point de la nouveauté du sujet choisi.
L'indifférence de l'art grec au renouvellement de
ses thèmes tragiques ou lyriques lui est reprochée
de nos jours, à l'égal d'une infirmité. Les vrais
maîtres riraient du besoin maladif qui nous fait exi-
ger de la matière du poème la petite émotion que
leur donnait uniquement la manière de la traiter.
Pour eux, cette matière était chose commune, et
donnée plutôt que trouvée. Dans l'œuvre toute seule
devait éclater la distinction de la personne du poète.
Encore ce poète tirait-il son orgueil et sa force, de
la puissance de son génie, non de la qualité singu-
lière de sa nature. En romantisme, le principe est ren-
versé : il faut être un original. Les objets singu-
liers et rares sont préférés aux beaux objets.
15
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226 LE ROMANTISME FÉMININ
Ce principe a été constamment en vigueur, même-
parmi les romantiques adoucis, corrigés, qu'on a
nommés des Parnassiens. Le plus grand de tous^
en a logiquement déduit les conséquences, lorsqu'il
a professé dans les Fleurs du mal^ la haine de la
norme, Tamour de laccident, le blasphème des^
lois et la religion du péché.
Cela n'allait pas toujours aussi loin. Quelques-
uns se contentaient de changer de costume et de
faire les Chinois ou les Turcomans. D'autres fois, au
contraire, la mascarade fut surtout intérieure; l'on
s'appliqua aux passions qualifiées de contraires à
la nature :
— Fumer de Topiam dans un crâne d'enfant,
Les pieds nonchalamment allongés sur un tigre !
Mêmes directions, on l'a vu, chez M'** Renée-
Vivien, et le goût, délicat mais net, du pervers se
retrouve dans les poèmes virginaux de M"* Mar-
drus. Sensuelle chez la première, la perversité est
littéraire et grammaticale chez la seconde. Un
vif libertinage de l'imagination fait le caractère-
essentiel de l'auteur du Cœur innombrable^ qui a
vidé entre ses pages, avec art et mesure, tout le
sachet secret de l'essence la plus hardie : qu'un
vers inoffensif y reçoive la traduction, l'interpréta-
tion scélérate, cela est presque désiré, peut-être
voulu. L'auteur connaît son temps. Elle le traîne au
sillage de son parfum.
Seule, M"" de Régnier, magnifiquement douée
pour un art classique, dédaigna un peu ce moyen
de nous intéresser à sa poésie. Elle se rattrape
autre part. Sa prose multiplie ces coquetteries d'in-
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LEUR PRINCIPE COMMUN 227
vention, ces gamineries du langage, d'où rejoindre
et passer la malignité de ses sœurs. Installées sur la
gabarre de leur vieux maître, elles cinglent, voiles
ouvertes, d'un cœur où le pervers est loin de chas-
ser le naïf, sur le fleuve de la « damnation »
esthétique, « au fond de Tinconnu pour trouver du
notiveau ».
\
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À
3« V indépendance du Mot
Si, au lieu de le définir par ses origines ou
par ses intentions, on analyse les effets littéraires
du romantisme; si Ton se rappelle qu'il désapprit
aux écrivains tout art de composer, qu'il nivela
profondément les éléments du discours, qu'il plaça
le Mot sur un trône, qu'il chassa la beauté au profit
des beautés, ces malheurs se retrouvent, à des de-
grés divers, dans les livres que nous venons de citer
et d'extraire. La moins touchée à cet égard, M""® de
Régnier encore, ne fait pas toujours exception. Mais
rhabile calligraphie parnassienne de M"\ Renée
Vivien ne lui a point donné le moyen de construire
seulement une strophe complète. Et toutes quatre
excellent au chef-d'œuvre du romantisme : les vo-
cables reçoivent ce poids matériel, cette valeur phy-
sique, ce ton, ce gotU de chair qui, de nécessité,
ralentira le mouvement, mais augmentera la puis-
sance de suggestion.
Ainsi se réalise le composé le plus sensuel et le
plus capiteux qui se puisse obtenir avec de l'encre et
Hu papier.Chez l'une, les mots, qui lui sont arrivés par-
fumés et coloriés par ses prédécesseurs ^ deviennent
1. Toute l'école de 1882 a vécu sur la théorie du mot-couleur, du
mot-parfum, du mot-chose, qui est elle-même la conséquence de la
théorie du mot-Dieu, nomen numen^ que Victor Hugo enseigna qua-
rante ans plus tôt : Car le mot^ qu'on le sache^ est un être vivanl. Cet
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LEUR PRINCIPE COMMUN 229
sensibles au toucher des papilles de notre main.
Une autre, en les faisant entrer dans des combi-
naisons trop neuves, les fait aussi hurler entre eux
de se voir accouplés : les tons juxtaposés qui dé-
chirent Toreille frappent l'imagination et s'im-
posent au souvenir. Enfin, pour une troisième
qui est la plus folle du Mot, non seulement en art,
mais dans la sensation des passions de l'amour, le
mot est employé aux caresses d'un sens nouveau.
Sabine de Fontenay pousse la sensualité verbale
à un degré voisin de l'hallucination, mais l'auteur
réussit à en faire admettre le paroxysme :
« Où — s'écriait-elle, en se tenant la tête comme
« devant un danger, un accident, — oïl, dans
« quelle portion de F air puis-je goûter la forme
« délicieuse et mouillée de certains mots que tu
« dis! »
Gardons-nous cependant de prendre ces lignes
pour un cri de passion. Elles découlent d'une Poé-
tique secrète.
— « Vous aimez beaucoup le mot «cœur »?
— « Oh! oui, avoua-t-elle, n'est-ce pas? C'est le
« mot charmant et sensible, le mot rond dans
« lequel il y a du sang.
« Et le mouvement de ses mains modelait ses
« phrases. »
Voilà le dernier cercle de la méprise. Il fallait y
tomber du moment que l'on se mettait à écrire
dans la seule intention de se traduire, soi. Dupe
être vivant s'émancipa par le romantisme des liens de la raison
et même de la signification. Après Hugo, avant M. Ghil, Arthur Rim-
baud avait établi une gamme de la coloration des voyelles Anoir^
corse l velu...
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230 LE ROMANTISME FÉMININ
de soi, il faut être dupe du mot. On veut sentir
tout ce qu'on est; on veut nommer tout ce qu'on
sent. On est donc amené à sentir bien au-delà de
la normale.
Folie, névrose est vite dit. Des pathologistes
superficiels pourront seuls s'en tenir à ce diagnos-
tic. Si l'on veut bien étudier les antécédents de
la névrose, il faut relever là l'aboutissement né-
cessaire des fortunes du mot, depuis Hugo et
Lamartine jusqu'à Verlaine et Mallarmé.
D'élément subordonné à la syntaxe, le mot
est devenu, avec le romantisme, élément principal.
Chez Mallarmé, les mots s'arrangèrent sur le pa-
pier d'après leurs attraits mutuels et leurs exclu-
sions réciproques : affinités, appels, contrastes pure-
ment mécaniques, qui n'exigeaient aucune opération
de Tesprit du poète, ni son choix, ni son juge-
ment : seule opérait la faculté élémentaire de
sentir et d associer spontanément les images.
Les théories esthétiques de Mallarmé auraient
pu s'appliquer sans réserve pour une espèce d'ani-
maux à laquelle eussent fait défaut les facultés supé-
rieures de rintelligence. Pour des hommes complets
la gageure est plus difficile. Les disciples de Mallarmé
n'ont jamais été bien ardents, ni bien exacts à se
mutiler de la sorte. Ils avaient conscience de la
futilité du jeu. Peut-être sentaient-ils qu'à trop
vouloir rétrécir Tenceinte de l'âme, on la dimi-
nue en effet.
La jeune école féminine est moins prudente. Avec
raison. C'est un plaisir de femme que d'assortir les
mots comme des étoffes. De subtiles analogies de
sentiment et de sensation, mal démêlées ou con-
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LEUR PRINCIPE COMMUN 231
^ues fugitivement par les rudes esprits virils, sont
au contraire ici éléments naturels, quotidiens, delà
vie de Tâme. On reprochait auxmallarmistes d'au-
trefois de se montrer scandaleusement féminins : les
mallarmistes d'aujourd'hui le sont très légitimement.
Une seule différence : elles ne se résignent guère
à Tobscurité du sens. La plus absconse veut être
lue, comprise, approuvée. Elle écrit pour un public,
^t aussi large que possible. Les nerfs, la sensation,
fort bien! mais jusqu'au point où l'expression de
sa nervosité ferait le désert autour d'elle. C'est
pour communiquer, bien plus que pour penser, que
le langage, écrit ou parlé, fut donné aux femmes*.
La société avant tout ! Par là peut-être le roman-
tisme féminin se corrige-t-il : ce qu'il a de trop
particulier se généralise. Je crois que c'est aussi par
là qu'il se propage et qu'il gagne de nouveaux sujets
à sa déraison.
\ . Elles tendent à introduire dans la République des lettres une
politesse charmante. L'une d'elles voyage, et ne peut signer la
dédicace des exemplaires qu'elle destine à la critique. En pareil
cas, nous prions l'éditeur de glisser notre carte de visite dans les
premiers feuillets de chaque volume. 11 y avait bien un bristol
dans notre exemplaire d'Horizons^ mais il portait toutes sortes
-d'aimables choses : « Madame L. Delarue Mardrus^ en voyage^
regrette de ne pouvoir dédicacer et signer ce volume. Adresse chez
l'éditeur. C'est d'un million de petites choses pareilles que se fait
le progrès des mœurs.
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4° Lanarchie
La révolte individuelle, une fois reconnue,
sous le nom d'originalité, pour principe d'art, a
déterminé une anarchie beaucoup plus profonde.
Le sentiment devenu guide, la sensation faite règle,
<^t les tendances excentriques adoptées ainsi par
l'imagination ont été si bien pratiqués dans le ro-
mantisme qu'on en arrive à prendre pour syno-
nymes les deux mots de romanesque et de roman-
tique. Cependant, les choses sont différentes.
Il est des têtes romanesques, et qui sourient
à leur roman, mais qui, toutefois, prennent
garde de ne pas se tromper sur la valeur de
ce qu'elles font. Elles se savent entraînées, elles
ont du plaisir à l'être, mais elles se l'avouent et ne
se flattent pas de se dominer quand elles subissent.
La volonté expire, soit! la raison est absente : elles
ne parlent pas raison. Elles ne refont pas la morale
pour la mettre au degré de leur emportement. Lasen-
sibilité romantique est tout autre. Son caractère est
de se croire et de se dire la règle de tout. Romantisme,
en fait de passion ou de style, ne signifie donc pas exal-
tation. Un langage romantique n'est pas nécessai-
rement un langage passionné ; on peut se passion-
ner sans aucun romantisme, comme on s'en
convaincra en ouvrant, n'importe où, quelque ser-
mon de Bossuet. Très précisément, le romantisme
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LEUR PRINCIPE COMMUN 233
naît à ce point où la sensibilité usurpe la fonction
à laquelle elle est étrangère et, non contente de
sentir et de fournir à lame ces chaleurs de la vie
qui lui sont nécessaires, se mêle de lui inspirer sa
direction. L'humeur, alors, n'est plus humeur; non
plus caprice, le caprice : tous deux sont des sys-
tèmes, et faux. Les esprits conduits à professer ce
système croient ou font croire qu'il existe, au fond
de chaque sensibilité particulière, un principe puis-
santd'unité et d'ordre. Aussi font-ils de leur personne
le juge de leur destinée, et de leurs traits particu-
liers un modèle philosophique.
C'est ce que Rousseau ne dit pas, mais ce qu'il
insinue très clairement, en tête de ses Confessions :
« Je veux montrer à mes semblables un homme
« dans toule la vérité de la nature; et cet homme,
« ce sera moi.
(( Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les
« hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux
« que j'ai vus...
« Je viendrai, ce livre à la main, me présenter
(( devant le Souverain Juge. Je dirai hautement :
« Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je
« fus. J'ai dit le bien, le mal avec la même fran-
c< chise. »
Ce ton d'autorité qui sacre « le bien » et « le
mal » comme émanations également divines du
moi inaugure la morale du romantisme. Soyez bon,
ou mauvais, mais « avec franchise » vous-même. La
personnalité sincère, tout est là!
Voilà donc le système. M"^ Renée Vivien, dans son
art et dans sa morale, s 'y jette à corps perdu. Ellea des-
siné son jardin avec le seul souci de n'y rien mettre
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/
234 LE ROMANTISME FÉMININ
que de sien et, depuis la statue de rExcentricité
jusqu'à celle du Mal, ni les images de la mort, de
la décrépitude et de la maladie, ni les sensations
des voluptés les plus douloureuses ne Tout décou-
ragée. M"* Mardrus, moins tragique, non moins
méthodique, s'appliquait, dans ses vers de jeune
fille, à faire valoir ce qui définissait et isolait
son être. Le môme accent de confession
reparaît, mais beaucoup plus âpre, dans la Nou"
velle Espérance. Un prêtre catholique pour-
rait rinterpréter sans invraisemblance comme la
nostalgie des sacrements. Cette âme, dirait-il, ne
s'offrirait pas aussi nue sans l'obscur sentiment
qu'avouer c'est se racheter, souffrir c'est expier et
pleurer c'est se repentir. Mais je ne trouve nulle
trace d'expiation ni de repentir dans ce livre. Le
désespoir en est très pur : sans horizon, ni perspec-
tive, il aboutit droit à la mort. Pas une phrase, pas
un mot qui fasse soupçonner la moindre confiance
en un juge surnaturel ni dans quelque amitié cé-
leste. Pour tout Dieu, Sabine de Fontenay a son
amant, ou plutôt son amour, ou plutôt elle-même,
ou plutôt une étincelantc minute d'intensité et de
frénésie pour son moi. La sensibilité saturée aspire à
finir. Elle a atteint le bord du cercle qui Tenvironne,
tout ce qui peut s'éprouver du monde est souffert
et goûté. Bulle écumeuse ou sphère en flamme,
le moi crève et se rompt. Puisque cela ri^est plus et
que cece n'est pas, que peut-il subsister au monde?
La mélancolie romantique s'explique tout entière
par ce terme mortel assigné au Sentinwînt maître
de l'âme.
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5° Le génie féminin
Cette dépression générale a conduit à écrire les
mots de décadence et même de dégénérescence.
Mots violents qui escomptent trop certainement
Tavenir.
Au lieu de dire que le romantisme a fait dégé-
nérer les âmes ou les esprits français, ne serait-il
pas meilleur de se rendre compte qu'il les effémina?
Hugo lui-môme, qui nous fut donné pour le type
de l'homme sain et de la nature virile ^ n'échappe
pas à ce caractère, si, au lieu de considérer le
siège de la volonté et de la puissance, on prend
garde à son tour d'imagination. Elle fut féminine,
en ce qu'elle se réduisit à une impressionnabi-
lité infinie. Elle sentit, elle reçut, plus qu'elle ne
créa. Le génie de Hugo tient surtout au nombre
et à la vivacité des sensations qu'enregistre sa mé-
moire et qui entrent en mouvement les unes par les
autres. C'est le voyant, c'est l'entendant, par excel-
lence. Il est donc mené par les sens. La manière
dont il compose et distribue ses images ne saurait
être comparée à la magnificence de chacune d'elles.
La faculté par où se trahit la vigueur de Tesprit,
le choix, est relativement débile chez lui. Ce style^
cet élan de l'ordre intérieur, est dominé chez
1. Comment M. Jean Garrère, dans ses Mauvais maîtres^ a-t-il pu
faire cette erreur?
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236 LE ROMANTISME FÉMININ '
Victor Hugo par les sollicitations du vocabulaire.
Ce sanguin ne fut, à cet égard, qu'un paquet de
nerfs. Son génie verbal nous témoigne d'un mode
de sensibilité aussi féminine que celle d'un lakiste
ou d'un lamartinien. Mis au centre de tout comme
un écho sonore^ il achève la preuve de cette vérité
que le Romantisme entraîna chez les mieux orga-
nisés un changement de sexe.
La transformation ne fut qu'intellectuelle pour
Hugo. Pour- d autres elle atteignit au principe du
sentiment et de la vie. Chateaubriand ditféra-t-il
d'une prodigieuse coquette? Musset,, d'une étour-
die vainement folle de son cœur? Baudelaire, Ver-
laine ressemblaient à de vieilles coureuses de
sabbat ; Lamartine, Michelet, Quinet furent des
prêtresses plus ou moins brûlées de leur Dieu.
Ni Ronsard, ni Corneille, ni Molière,, ni La Fon-
taine, ni même ce tendre et lucide Jean Racine ne
prêtent, par leur art, au travesti qui va si bien
aux maîtres romantiques. Nous avons relevé à
chaque instant les larcins de Renée Vivien ou
de Lucie Mardrus aux Fleurs du înal et aux
Fleurs de bonne volonté. Mais, ayant pressé l'analyse,
nous voici maintenant réduit à constater qu'elles
ne faisaient guère que reprendre leur bien. Leurs
modèles les avaient, plus ou moins, volées de
sexe. Ils s'étaient mis à écrire et à penser comme
il est naturel que pense et écrive une femme.
Depuis qu'il retombe en quenouille, le roman-
tisme est rendu à ses ayants droit.
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6** a Le pi^estige (Têtre bien soi »
On peut débattre à Tinfini sur le point de savoir
qui, de la femme ou de Thomme, accuse le plus
fortement sa personnalité. Ce qui n'est pas dou-
teux, c'est que l'homme est, de beaucoup, le
moins conscient. L'idée, le sentiment défini,
l'image abstraite du moi ne se propose pas à Tin-
telligence virile avec autant de fréquence et de
précision que dans un esprit féminin. Dire moi
fait presque partie du caractère de la femme. Le
moi jaillit à tout propos de son discours, non à titre
d'auxiliaire, non pour la commodité du langage,
mais avec ce cortège d'impressions personnelles et
caractérisées qui signifient très exactement : moi
qui parle^ moi et nulle autre. Comme dit éner-
giquement la petite nonne du Visage émerveillé^ le
dernier livre de M™^ deNoailles: « Moi c'est moi,
et les autres sœurs sont les autres sœurs ! » Ne riez
pas de cette admirable sentence. On n'a rien écrit
de plus féminin. Dans le canon de la statuaire hel-
lénique, les deux mains d'Aphrodite sont repliées
dans la direction de son corps. D'un geste auguste
et primitif, la vraie femme ramène à soi tout le ciel
et toute la terre.
Les conversations impersonnelles, si communes
entre les hommes qui sont hommes, peuvent être
dites impossibles d'homme à femme et, bien plus
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238 LE ROMANTISME FÉMININ
encore, entre femmes. Le plus général des sujets
ne manquera jamais de les jeter rapidement aux
abimes de leur personne singulière ou du privé
d'autruî. Les raisons de ce caractère ne sont pas
simples. Un philosophe féminin d'une rare luci-
dité qui signe du pseudonyme de Fœmina dans
quelques journaux parisiens, en a donné cette raison
très forte, que la vie intérieure de la femme est, au
physique, à l'organique, plus intense que la nôtre.
La conscience de la femme ne se fait le centre du
monde que parce que la femme est continuellement
rappelée dans son corps. Des sensations profondes
et souvent douloureuses déterminent ce sentiment.
C'est un perpétuel Je souffre^ donc je suis. Tant de
sacrifices et tant de tributs rigoureux qui lui sont
imposés par la loi de son être la contraignent à des
replis sur elle-même K Enfin, sévit entre elles cette
concurrence amoureuse qui les oblige à se distin-
guer le plus nettement possible Tune de l'autre
et, tant au moral qu'au physique, à se connaître,
h s'interroger, à se surveiller, à souligner, avec
une attention sans bornes, tous les- traits suscep-
tibles de leur donner un aspect défini et particulier.
Bien avant que Montaigne y eût réfléchi, la
femme savait que les hommages de l'homme
ne sont pas au juste inspirés par le seul éclat du
visage ou la perfection de la forme, prétextes néces-
1. Il faut détacher d'un article de Fœmina cette note sur la
vie intérieure et la rêverie chez les femmes. « Cet état com-
porte un engourdissement périphérique où s*amortit la sen-
sibilité des parties du corps qui sont en contact avec Textérieur ;
la vie viscérale^ par contre, y gagne une excitation ; le cœur rejette
son sang avec plus de force et le fonctionnement cérébral est plus
vif ». {Gaulois du 14 janvier 1900.)
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LEUR PRINCIPE COMMUN 239
saires, indispensable occasion : le vrai artisan de
Taraour, c'est un charme, un air, un accent impos-
sible à déterminer, mais qui est toujours très déter-
miné quant à lui, car il fixe, il enchaîne l'âme, plus
encore qu'il ne lui plaît; il lobsède et il la captive
plus encore qu'il ne l'enchante : c'est un élément
distinctif bien plutôt que supérieur. « J'étais Moi,
et elle était Elle. » Absurde et décevante explication
éternelle! Être belle ne nuira point, mais d'abord il
faut être elle: depuis que notre monde est monde,
elle aspire à la personnalité plus qu'à la beauté.
La femme exagère donc ce qu'elle est, beaucoup
plus qu'elle ne le corrige et ne l'embellit. Elle a
découvert, dès les origines, l'esthétique du Carac-
tère à laquelle fut opposée plus tard cette esthétique
de l'Harmonie, que les Grecs inventèrent et por-
tèrent à la perfection, parce que l'intelligence mâle
dominait parmi eux. Les Grecs firent du sens général
et rationnel du beau le principe de toute leur civi-
lisation que Rome et Paris prolongèrent. Les autres
peuples, d'Orient ou d'Occident, c'est-à-dire tous
les barbares, se sont tenus au principe du Caractère,
tel que le sentiment féminin l'avait révélé.
Elle avait souligné son sexe par son costume. Mais
elle s'appliqua à souligner encore les différences de
sa nature en utilisant tout ce qui l'environne, la mai-
son, les meubles, les parures et les parfums, sans
oublier la courbe des allées du jardin, ou la gerbe
de fleurs dont elle est le centre vivant. Il faut que
tout converge et que tout rayonne. C'est par rapport
à soi qu'elle renouvelle le monde, et ce monde,
qu'elle a frappé à son empreinte, doit tendre à la
représenter dans une formule qui ne puisse se
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240 LE ROMANTISME FÉMININ
rapporter à d'autres qu'à elle. Si elle aspire ainsi
à ce que le féminin Verlaine appelait U prestige
d'être bien soi, c'est pour régner sur la mémoire
de rhomme enivré, pour n'y être pas oubliée, pour
le suivre, si loin qu'il aille, des effluves de son par-
fum. Créer une obsession, c'est le commencement
de tout artifice d'amour. L'homme agit, courl,
voyage, mais la femme existe et demeure. Quand
il lui parle des vains royaumes du monde, il dit
nous: elle répond moi. Pour se traduire, il a le style
général et la suite de ses actions, mais sa com-
pagne, oisive, concentrée, casanière, travaille à sa
propre statue, tour àtourartisteetciseau, marbre à
dégrossir et figure faite en vue du seul événement
de la vie des femmes, l'amour.
Cet amour venu n'abolit pas l'obsession du
moi dans l'éternel esprit féminin. C'est la nais-
sance de l'amour qui parfois se dérobe dans la pé-
nombre des formes inconscientes. « On ne pense
<( à rien, on est content », écrit l'auteur de la Nou-
velle Espérance, « on s'habille le soir, on se
« met des couronnes de fleurs sur la tête et des
(( robes de tulle où l'on est à moitié nue, on se
<c vide des flacons d'odeur sous les bras, et on va à
« cela en riant sans se douter comme on est brave. »
L'excitation de cette ivresse pourra durer. Mais Tin-
conscience, elle, est très courte. L'héroïne de M™Me
Noailles ne craint pas de se contredire en le cons-
tatant. « Je suis née ivre », écrit-elle, avec une
lucidité très froide. « Je, moi... » ? Et elle demande
aussitôt à son amant : « N'êtes-vous pas ivre d'être
vous-même? »
Or, l'amant ne l'est pas du tout. Ce genre de plé-
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LEUR PRINCIPE COMMUN 241
nitude, qui est commun chez les fats, est aussi accordé
^aux professionnels de Tamour, espèce qui procède
<l'un sexe mitoyen entre l'homme et la femme. Il
n'est pas normal qu'un amant soit ivre de lui :
qu'une femme soit ivre d'elle, la nature entière le
veut. Point d'énergie, point de fierté, point de vio-
lence dans aucun amour de femme sans injuste
•et glorieux sentiment du moi dans le nous. Le des-
potique amour de Sabine de Fontenay ne permet
à Philippe Forbier qu'un plaisir, celui de l'aimer.
En cas de manquement, elle l'accusera d'injustice,
-de dol, de vol, et elle éclatera en ces sombres re-
proches, que connaissent également les sectaires et
les victimes de la religion de l'Amour, le plus sombre
et le plus étroit des monothéismes humains.
Lisons et relisons la page merveilleuse oîi Sabine
ne se contente pas d'être jalouse des sensations de
«on amant, comme l'Amour pour sa Psyché dans
la mélodie de Corneille. Elle défendra à Philippe
toute pensée voisine de la distraction :
Le départ de Philippe fut fixé au lendemain.
Il devait prendre un train du soir, et de bonne heure
Sabine fut chez lui. Elle avait, ce jour-là, son visage et ses
gestes dactivité, son regard précis et gai. Philippe traînait
d'une chaise à l'autre dans la bibliothèque, où il déplaçait ses
livres. Il menait naturellement deux sentiments à la fois, et,
quoiqu'il fit avec ordre et netteté ce dont il s'occupait, la
tristesse qui enveloppait ses actes leur donnait l'apparence
de la négligence et de l'importunité.
La vie sensible était en lui si abondante quil mourait et
renaissait de deux sensations contraires,
Sabine, penchée sur une petite caisse de bois, y jetait les
livres et les papiers que Philippe lui tendait. Soudain, repre-
nant des mains de la jeune femme un volume qu'il venait de
lui remettre :
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242 LE ROMANTISME FÉMININ
— Ah! — dit-il, — voilà une admirable étude sur le crime et
la pénalité que je vais lire là-bas.
Et son visage s'éclairait.
— Cela va vous amuser? demanda ¥"• de Fontenay sur un^
ton d'apparente indifférence.
— Oh! oui, — répondit Philippe, — avec cette voix d'amour
q'il avait en parlant des choses oii son désir glissait, — Un si beau
livre et un sujet si passionnant!
— Et moi, — répondit-elle, — qu'est-ce que j'aurai pour
m'amuser ?
Il ne faut pas être grand connaisseur pour dis-
tinguer ceci de nos jalousies d^hommes. Nos ja-
lousies sont humbles. Dans une page admirable de
son Lys rouge, M. Anatole France a parfaitement
fait saisir comment le bon sens, la raison, le manque
de fatuité, le sentiment d'une indignité naturelle
devant le caprice divin et la grâce arbitraire d'une
femme adorée contribuent à tordre d'angoisse et à
percer d'effroi le cœur du jaloux naturel : la blessure
est d'autant plus cuisante qu'il prend de lui une
estimation plus modeste. Chez Sabine de Fontenay^
Tamour-propre est à vif. C'est un mélange d'amour-
propre et d'orgueil tyrannique, qui saigne en elle
et, jointe au dépit, une rancune sombre, mêlée
d'envie :
— Et moi? qu'est-ce que j'aurai?
Tous les aiguillons de l'amour féminin, toutes ses
arrière-pensées dorment dans cette phrase. Ils ten-
dent bien au môme point : faire rejaillir au dehors, à
force de presser, cette nappe brûlante de douleur,
d'amertume, de désir et de joie que le cœur exercé
enveloppe de ses replis. Qu'elle aspire à l'amour ou
qu'elle l'ait trouvé enfin, c'est elle-même, c'est le
chaud sentiment de sa propre vie que la femme est
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LEUR PRINaPE COMMUN
245
sans cesse excitée à poursuivre. Tout le songe de
vivre n'est, en somme, pour elle que passer et repas-
ser devant ses miroirs, et les plus vivaces possible :
aux beaux jours, ils sont tout ardents et lui ren-
voient son image pleine de feux. 11 est trop naturel
que, la plume à la main, elle excelle à conter la
grande pensée de sa vie.
'<
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T La profanation
Les femmes ont été lentes à faire valoir leurs
droits sur la poésie et la philosophie romantiques.
Mais il est à considérer que leur éducation litté-
raire a été faite par des hommes. Elles imitaient
donc leurs maîtres et reflétaient avec docilité des
procédés, des thèmes, des façons de penser et même
de sentir qui ne leur allaient qu'à demi.
Assurément le charme de quelque gracieuse mol-
lesse perçait toujours. Elles pratiquaient tout naï-
vement ce que Verlaine, en vieux roué, conseilla
de faire de parti pris :
... Surtout ne va point
Choisir tes mots sans quelque méprise.
Les méprises, les impropriétés de leur style sont
une grâce. C'est un des signes auxquels se révèle la
littérature des femmes. Plus d'un voile serré avec
une extrême pudeur en a été levé le plus inno-
cemment, mais le plus clairement du monde. Pour
la plupart nourries de littérature virile, elles ne
songeaient pas à se montrer davantage et, si même
la pensée leur en fût venue, peut-être l'eussent-elles
rejetée avec indignation par fidélité au secret.
Oui, le vrai féminin^ c'était bien de se cacher éter-
nellement. Celle qui avoue et qui déchire la dra-
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LEUR PRINCIPE COMMUN 245
perie voluptueuse sacrifie quelque chose de son
sexe à son art.. Le sphinx se défigure, au moment
où il se révèle. Tous ces beaux prétextes, vérité,
audace, bravoure, ne conviennent plus. Il n'y a
qu'une trahison. En souffre toute femme ainsi livrée
et profanée par ses sœurs écrivantes. Tel est, du
moins, sur ce sujet, Tavis du grand nombre des
hommes. Les femmes ne sauront jamais quel trésor
de pudeur tout homme aime à concevoir à leur occa-
sion. Il a souffert à cette place imaginaire. Il en a
jeté les hauts cris. Tandis que les femmes discutent
si c'est vrai (les plus intelligentes, alarmées bien
plus que choquées de voir donner la clef de leurs
complications), nous nous demandons uniquement
si cest bien. Un critique d'université s'est même
caché la face : cette libre poignée d'aveux insul-
tant à la délicatesse du monde, on était bien hardie
de les avoir signés tout crus !
M. Gaston Deschamps, qui a grand besoin qu'on
le renseigne, n'a pas pris garde au caractère des
hardiesses qui l'ont surpris. Où il nota des aberra-
tions profondes, il aurait pu apercevoir de simples
naïvetés. Où il observa l'égarement d'une conscience
coupable, sévit, tout simplement, la notion roman-
tique de l'art. M"® deNoailles et les trois criminelles,
impliquées au même procès, ont adopté l'esthétique
du caractère, celle-là même que leur exposait
M. Gaston Deschamps, retour d'Athènes, quand il
leur commentait les beautés de Victor Hugo : —
Puisqu'il faut être original, puisque le principe du
beau c'est le nouveau, pourquoi ne ferait-on pas du
nouveau, de l'original et du beau avec ce dont la
femme, jusqu'ici, nous a fait mystère ? Si l'exotisme a
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246 LE ROMANTISME FÉMININ
quelque prix, nous en apportons à mains pleines !
Nous apportons l'immense Inconnu féminin. Ce
cœur hermétique est ouvert, cette forme insidieuse,
la voici aux curiosités de chacun ! De fait, les do-
cuments ne nous manquent plus. On a écrit, en sou-
riant, que le roman de M""* de Noailles valait trois
Ribot et quatre Espinas.
Sans doute, Tart n'est pas la science et le beau
n'est pas le nouveau ; le romantisme a confondu
ce que distinguait l'art classique. Fort bien. Mais
tout celaM. Gaston Deschamps n'en disait rien jadis ;
ni lui ni ses confrères ne l'ont appris aux géné-
rations qu'ils avaient la charge d'instruire. Ils
devraient applaudir au désordre: ils l'ont préparé.
Si l'on voulait défendre le génie féminin du trouble
romantique, il fallait l'en prémunir avec plus de
soins, puisque sa nature profonde l'y exposait direc-
tement.
Une fois qu'elle eut consenti à ce système de la
confession générale et publique, la femme dut
laisser ruisseler le flot des aveux avec une candeur
et un naturel dont il ne reste qu'à goûter la violence
orageuse. La Nouvelle Espérance est un registre
merveilleux de ces mystères divulgués. Une femme
se résigne mal à vieillir. Mais voici la palpitation de
cette terreur : « Je serai un j our comme les hommes qui
« n'ont pas besoin d'être beaux pour qu'on les aime.
« Et quel regard lisse de' fille de seize ans vaudramon
« cœur démonté, ines yeux de douleur et de rage! »
La petite fille, qui devient jeune fille, passe pour
un animal dangereux. On nous confie pourquoi :
« Elle se plaisait à émouvoir les jeunes gens qui
« l'entouraient, à leur faire désirer la fleur qu'elle
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LEUR PRINCIPE COMMUN 247
« avait cueillie et tenue entre ses mains, les fruits
« qu'elle avait touchés. Elle se sentait près d'eux
« forte de sa grâce, de la science naturelle et croissante
« qu'elle avait des détours du regard et du geste... »
Où tant de femmes hypocrites eussent écrit « ins-
tinct », celle-là, vraie^ écrit « science». C'est autant
d'appris. M""® de Noailles continue son métier de
traître ; elle avoiie les calculs que notre lourde hon-
nêteté de petits garçons avait peine à admettre
quand nous étions assez hardis pour les concevoir.
Et voulez-vous scruter son héroïne auprès de
l'homme que Sabine aime ou veut aimer ? « Elle
<( le sentait sans le voir, par tout son « être, par le
« cœur et par Vépaule. » Un regard de convoitise
forte, Sabine le reçoit « avec un pliement délicieux
« et un merveilleux craquement de l'orgueil ». Et
voici, profanée, la pointe du désir divin : « Ce
visage où tout la tentait! » Enfin, la vaincue éter-
nelle se déclare une révoltée ; le plus doux de ses
rêves est de domination violente, de victoire per-
fide : « ... Le tenir un jour endormi contre elle...
« Goûter ainsi à la faveur du repos de cette âme la
« plénitude possible de la sécurité et du pouvoir... »
Nous obtenons jusqu'au secret de la tragi-comédie
mensongère et sincère que joue à Thomme l'agita-
tion féminine : « Celle que tu as prise pour sa vita-
« lité, sa colère et ses cris, que tu as tenue contre
<( toi, mouvante et multiple, à force d'aspects, de
« regards et de désirs... » Le lecteur continue tout
seul : celle qui se fera pour toi plus colère^ plus
vivace^ plus bruyante et plus agitée pour être prise
davantage^ pour être mieux^ plus étroitement
retenue,,.
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248 LE ROMANTISME FÉMININ
On peut crier encore à Tépilepsie, à rhydrophobie-
et àTataxie. llsufiitbien d'écrire: indiscrétion, indis*
crétion conforme à la plus pure essence du roman-
tisme. Cette esthétique est d'ailleurs employée avec
un à propos parfait à nous décrire des phénomènes de
la passion féminine. Langue, style, sujet, correspon-
dent étroitement. La convenance est donc parfaite.
Jamais littérature aussi désordonnée n'a moins^
offensé le plan providentiel. Elle est dans Tordre, à
sa manière^ 11 faudra renverser toutes les colonnes,
du Droit, si Ton conteste la bacchanale aux Bqic-
chantes.
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8* Le dessèchement
D'un autre point de vue, d'un point de vue supé-
rieur, on peut se demander s'il doit y avoir des
bacchantes.
Ce féminisme exaspéré est-il utile? Ces femmes
qui ne sont et ne veulent être que femmes, mais
rêvent d'isoler et de dégager tout leur féminin, ne
vont-elles pas au-devant des plus grands risques ?
Est-il sans inconvénient, pour elles et pour le
monde, de faire un système, une habitude et presque
un métier de ce que la nature montre de plus
spontané, un battement de cœur?
Déjà, plus d'une femme distinguée reprend, denos
jours, un vieux paradoxe que l'on met en forme de
syllogisme et qui se répand à la manière d'une doctrine
religieuse ou morale. — La femme, disent-elles, est
seule apte à comprendre et à recevoir, à donner et à
rendre Tessence de l'amour, telle que son cœur la
désire : « Thomme est dur », « l'amant est brutal »...
Elles sont écoutées. Il ne faut pas exagérer la mali-
gnité du symptôme fourni par nos cafés ou nos
cercles de femmes et quelques autres traits de
mœurs américaines ou anglaises. En ce sujet le
philosophe se confie à la nature, qui ne lui permet
pas de douter de la vie. 11 n'en est pas moins vrai
qu'une cité de femmes est en voie de s'organiser,
un secret petit monde où l'homme ne paraît qu'en
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250 LE ROMANTISME FÉMININ
forme d'intrus et <le monstre, de jouet lubrique et
bouflfon, où c'est un désastre, un scandale qu'une
jeune fille parvienne à l'état de fiancée, où l'on
annonce un mariage comme un enterrement, un
lien de femme à homme comme la plus dégradante
mésalliance. Sous la Phœbé livide qui éclaire cette
contrée, filles et femmes se suffisent et arrangent
entre elles toute affaire de cœur.
— Laissez, prétendent même les observateurs
superficiels! Il ne faut pas exagérer ce risque les-
bien, contre lequel un cœur et une âme de femme
sont assez naturellement prémunis. De tels maux
ne peuvent s'étendre, resteront bien accidentels.
Nos Ménades y échapperont pour la plupart. Elles
n'ont pas encore banni l'homme de leurs mystères.
Au lieu d'y être mis en pièces, les profanes sont
conviés. Eh ! bien, ces jeunes femmes, dont lesystème
estdes'efféminer encore, elles devraient être applau-
dies pour le contraste qu'elles forment avec tant
de contemporaines. Quand celles-ci ne rêvent que
de se mettre à notre place et de faire tous nos
offices, en voilà qui publient que leur seul office est
d'aimer, leur rôle de sentir et de nous apprendre
à sentir. Outrance? Elle compense l'autre. Ce
chœur échevelé paie pour les malheureuses qui
ont cru allonger leurs idées en se faisant tondre,
et la ronde orgiaque aux violentes senteurs rachè-
tera les pédantismes qui se multiplient autre part.
Qui sait si le collège des vestales de Mitylène n'a pas
lui-même son emploi dans les vues d'une prévoyante
nature? Ces petites filles nous gardent ce feu sacré
des sciences de l'émotion, que laisserait éteindre
l'activité dispersée de tant d'autres femmes!
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LEUR PRINCIPE COMMUN 25i
^< C'est par un repli continuel des âmes muettes,
par une vie intime, un peu recluse, ainsi longue-
ment concentrée, que jadis se perfectionna, comme
autour d'un rouet qu'on se passait de mère en fille.
Œuvre de patience et de mélancolie,
le grand art des soins nuancés, des infinis scru-
pules et des alarmes délicates, qui fut le privilège
du sexe éloigné du combat : il vivait retenu dans
une inquiétude éternelle sur le sort de la lutte
engagée au dehors. Troublée comme le soir, igno-
rante comme la nuit, elle attendait au coin du feu
ou guettait du haut de la tour. L'inactivité fémi-
nine, grande source de rêverie, d'affmement et de
passion! D'ici cent ans, l'entrepreneuse, l'avocate
et la députée riront des vaines toiles d'Arachné et
de Pénélope. Tout sera abrégé en elles, succinct,
simplifié. Oh ! elles sauront tout ! Quelle barbarie,
quel désert, si elles ignorent leur âme et se trompent
sur leur destin! Et, par contre, quelles délices qu'il
jaillisse en un coin quelque fraîche fontaine de timide
et rêveuse féminité! Là se retrouveront ces douces
vibrations sans cause précise, ces émois ressentis
pour le simple amour de leur grâce et de leur
beauté! Le bonheur sera de courir s'y consoler de
Taridité générale.
« Les femmes que vous poursuivez d'épithètes
désobligeantes, ces perverties, ces dénaturées, dites-
vous, seront alors remerciées, comme de grandes
bienfaitrices, comme des saintes, si l'on trouve
qu'elles sont restées les gardiennes vigilantes du
charme, que le génie humain ajouta à l'amour.
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252 LE ROMANTISME FÉMININ
Vivant peut-être un peu trop près l'une de Tautre^
elles auront perpétué, gardé et défendu Tarcane,
bien loin de Tavoir déchiré. L'Inconnu féminin
continuera, par elles, d'exalter les poètes et les
philosophes d'amour. Béatrice in suso ed io in lèi
guardava! Le citoyen des hautes civilisations ne se
lassera point, quoi que prétende Nietzsche, de pres-
ser de questions lecœurénigmatique, formé de chair
comme son cœur, mais vaste, obscur, étincelant
comme Tarche du ciel nocturne. On aliène, on perd
ce mystère. On le retrouvera dans la poitrine des
Ménades. L'homme les mettra sur l'autel. A sup-
poser qu'il soit ingrat, n'en auront-elles pas moins
été des bienfaitrices? Le monde leur devra le
trésor secret de l'Amour... »
Ingénieuses prophéties qui ne sont pas vérifiées.
Bien loin de préserver la source de la vie fémi-
nine, cet ent«*aînement régulier aux outrances du
sentiment la dissipe et la brûle en vain, et ce sont les
plus tendres et les plus naturelles qui en souffrent
les premières, justement dans la qualité de cet
amour dont elles tirent leur fierté. La sensibilité
^surmenée ne peut que déchoir.
Car la pente est fatale. Une conscience trop atten-
tive à la vie du cœur précise et colore à l'excès
le tableau de sa vie intime. On se représente ses
vœux etses désirsnon comme ils sont, non pas même
comme on les sent, mais bien comme on les pense et
comme on les repense, à force d'attention, de répé-
tition et d'étude. Un sentiment dont on s'exagère la
force s'exagère à son tour, etl'hyperesthésie, d'abord
fictive, devient réelle. Les choses ne reçoivent
plus leur désignation ordinaire. On prend l'habitude
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LEUR PRINCIPE COMMUN ^2fî3
de les appeler du nom qui les amplifie. Le moinJrn
rêve atteint par cet artifice à la taille d'un vœu vl
d'un souhait formels, et le souhait se gonfle à la
proportion d'un désir, le désir passe volonté, cl la
volonté même, se déclarant nécessité, édicté impt'^-
rieusement au dehors des obligations absolues.
Le plus innocemment du monde, un cœur trop
exercé, et surtout trop replié sur son exercice, e^t
ainsi résolu à se tromper sur lui, mais aux dépens
des autres. Ses idées fausses le conduisent à un sys-
tème de caprices durs et de volontés exigeantes
ayant force de loi, devant lequel aucun amant ne
sera sans crime. Les vertus du cœur féminin, rC^^i-
gnation, douceur, patience, sont dès lors exposrps
à bien dépérir. A la sécheresse des passions forh^s
s'ajoute une autre aridité, causée par ces nu^-
prises du jugement, qui élèvent à l'état de rè^He
inviolable des soupirs qui rie sont rien autre quo d( s
faits. Faits sacrés d'un prix infini l mais qui perdf^nt
leur grâce, leur charme et leur puissance mOnn;
à siéger au nombre des Droits. Cette amante tu
bonnet carré invoque tour à tour, suivant le bon
plaisir et les circonstances, le Droit à l'amour, \i\
Droit de celle qui est aimée ou le Droit de colle
qui aime, et le justiciable pourra bien être aime
à travers les citations innombrables dont le tour-
mentera cette cour d'amour formée d'un &(*nl
juge, juge et partie; mais il se verra peu à [lou
refuser tout ce que l'amour a de tendre, et celk ^tii
fera le refus n'y gagnera rien, car la sophistit|n*'
amoureuse est, de tous les poisons de la vie du cœtir,
le plus contagieux et le plus volatil; il détruil
aussi bien qui le verse et qui le reçoit.
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254 LE ROMANTISME FÉMININ
La nature était sage de cacher certaines impul-
sions ou certains élans dans le demi-jour de Tin-
conscience. Nos Ménades ont été folles de les»
traîner dans une indiscrète lumière. Comme le
sens outré de la beauté des mots fait négliger
la beauté supérieure de leurs rapports et de
leur signification, la sensibilité obsédée d'elle-
même, accablée de l'écho de ses propres échos
qu'elle répète à l'infini, pourra s'en croire agran-
die et multipliée; en réalité, elle néglige peu
à peu sa fonction normale et profonde, puisqu'elle
ne sait plus s'oublier pour sympathiserai^ sans l'oubli
de soi, la sympathie vraie n'est qu'un rêve ! La dureté
et la rigueur naissent alors sur la plaque qui a
trop vibré. Fatiguée d'avoir tant répondu à des mi-
nuties, l'âme devient obtuse; elle est blasée sur
Tessentiel. Les vraies réalités ne la font plus réagir.
Elle ne connaît plus qu'un mot, moi, moi. Elle se
cherche et ne parvient pas à se retrouver. Les racines
physiques de la passion ont été arrosées et nourries
trop jalousement, elles sont engorgées et elles dépé-
rissent.
Ainsi l'exaltation du sentiment pour des curiosi-
tés de psychologie et des nouveautés d'esthétique tarit
les âmes. La femme n'est point ramenée dans son
royaume par ce régime qui la précipite, au con-
traire, au but commun des ambitions de l'insurgée
moderne : copier l'homme, jouer à Thomme, deve-
nir un petit homme elle-même. Celles qui promet-
taient de se montrer beaucoup plus femmes que leurs
amies et que leurs sœurs tournent à l'être insexué,
plus vite encore que la doctoresse ou l'avocate, que
son activité pourra distraire de l'hypnose du rrioi.
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i
i
v!^:^
LEUR PRINCIPE COMMUN 255
Nous nous demandions s'il doit y avoir des bac-
chantes ; l'examen de la question nous oblige, à pré-
sent, h nous demander s'il peut y en avoir ou, du
moins, si le petit chœur tournoyant n'est pas soumis
par la nécessité à une destruction rapide. On deman-
dera, avant peu, ce que sont devenues ces grandoï^^
maîtresses d'amour et leur beau rêve de donner une
expression toujours sincère à des sentiments toujours
vifs. A la place où s'enchaîna la ronde mystique,
on ne trouvera plus que des femmes de lettres : un
petit escadron d'amazones, si vous voulez, et telles
qu'on les voit partout, guerrières, enragées de do-
mination et folles de gloire, mais, au fort du suc-
cès, un peu vexées de rester femmes, honteuses
même et, à vrai dire, lasses de leur faiblesse, meur-
tries d'un jeu d'esprit où le cœur n'a ba.ttu que pour
renseigner le cerveau et l'approvisionner des docu-
ments tirés du dernier repli d'elles-mêmes.
Cette variété de féminisme est la plus brillante,
mais la plus menaçante pour le genre humain tout
entier. Sous prétexte d'accroître une juste et utile
influence des femmes, ceci la diminue, et l'annulo
même. Le génie féminin revient sur lui-même et se
met en formules, afin de se connaître et de se décrire.
11 n'aime plus. Au lieu d'aimer, il pense l'amour et
se pense.
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7"
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Mademoiselle Monk
ou LA GENERATION DES EVENEMENTS
n
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Mademoiselle Monk*
ou LA GENERATION DES EVENEMEJîfTS
L amour menoy e fart non» aj'fi'k.'.
Pascal Gros.
Qu'une vie^ dit Pascal, est heureuse quand pld*
commence 'par V amour et qu'elle finit par ratn Mo-
tion. M"^ de Goigny avait commencé sa vio [uir
Tamour, et elle Tacheva de même. Mais il lui
arriva de servir par amour certaines ambili-ms
légitimes et pures, elle en conçut de la fierté. l'L
ses i]i<?mo2V^5, découverts tout dernièrement, lum^
racontent comment la Restauration de la monar-
chie très chrétienne fut conspirée entre une daui^^
très païenne et un ancien évêque assermenté **l
marié. L'un de ces sages Grecs, réalistes suhlils,
qui prenaient leur plaisir à exprimer le sens seci »'l
des réalités de la vie, y aurait trouvé la matirn^
de réflexions bien instructives. Ce qu'on peutaj^in^-
lor la Génération des événements^ et la mesure dnn-
1. Le regretté marquis d'Ivry, ayant lu dans la GazeU*' tff^
France les pages qui suivent, ne voulait plus nommer la lii-llr
Coigny autrement que M"» Monk. Que ces feuillets consens i ni
(l'ils le peuvent, le souvenir de cet homme charmant, heuirN^H
magnifique, qui aima et comprit toute chose, en gardant le iU*u
se choisir !
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260 MADEMOISELLE MONK
laquelle rintelligence et la volonté des humains
contribuent aux faits de Thistoire, devient sensible
en un chapitre des Mémoires d'Aimée de Coigny.
Les rois et les guides du peuple devraient le
lire comme une petite fable au travers de laquelle
apparaît clairement la morale de la nature.
Celui qui a mis au jour ce document précieux est
placé malheureusement ; il ne peut en distinguer
le sens politique, et, s'il vient à le voir, il en sera
embarrassé. Il eût fallu un philosophe pour com-
menter et élucider Tapologue, mais le manuscrit
est tombé entre les mains d'un homme d'État
intéressé à faire Tinnocent. Gardons-nous de par-
ler à M. Etienne Lamy de restaurer la monarchie,
car il a été le premier, et il reste le plus éloquent
des catholiques républicains. Son introduction
esquive tant qu'elle peut la haute leçon des Mé-
moires; au point de vue des intérêts de son parti,
M. Lamy ne pouvait rien faire de mieux.
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MADEMOISELLE DE COIGNY
Combien elle fut aimable, et surtout combien
elle aima, c'est ce qu'il importe de dire avanL
d'en arriver à son bout de rôle historique.
Anne-Françoise-Aimée Franquetot de Coi^ny
était née h Paris, rue Saint-Nicaise, le 1"^ oc-
tobre 1769. Elle perdit sa mère à Fâge de six ans,
et fut élevée, au château de Vigny, « par b maî-
tresse de son père », une princesse de Rohan-(îué-
ménée. On l'avait mariée, à Tàge de quinze ans.
au duc de Fleury d'un mois plus jeune qu'elle.
Elle était tine, vive, cultivée et presque' Cru-
dité, au point de savoir le latin et de se plain^ aux
deux antiquités et, comme dans la cantilènc. < Ih'
Bel avret cors e bellezour anima^
avait un beau corps et un esprit plus lieau.
D'ailleurs, « le charme même de son corps était
fait de pensée », dit M. Etienne Lamy. Mîiis cr
n'était pas une sainte. Pour ses débuts, elle enleva
Lauzun à sa cousine, la marquise de Cojgny. h
la femme dont Marie-Antoinette disait : — Jr .^ffis /n
reine de Versailles^ mais c'est elle qui est la rrinr f/f*
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262^ MADEMOISELLE MONK
Paris. Celte petite fille ne larda point à souffrir
cnielleraent des légèretés du beau Lauzun. Elle
p^'omena son désespoir jusqu'à Rome, où Tatten-
dàit sa première consolation.
Lauzun touchait à la quarantaine : lord Malmes-
liun n'avait que vingt-quatre ans, et tout Tagré-
riinit de son âge. Il plut si bien qu'elle le sui-
vit en Angleterre. Dans le même temps, on la
srparait légalement du duc de Fleury, et, sans
grande vergogne, plus tard même pour des raisons
<\vu lui font peu d'honneur^ elle s'efforçait de main-
tenir son premier lien avec Lauzun. Mais Lauzun,
ilt^venu le général Biron, avait quelques autres sou-
cis, dont le premier était de défendre sa tète.
Malmesbury lassé, ou lasse elle-même de lui,
.M" de Coigny ^ait rentrée en France. Elle pou-
vait passer pour avoir bénélicië de la Révolution,
puisqu'elle lui devait son divorce, mais neu fut pas
moins arrêtée et emprisonnée comme tout le
jjionde sous Robespierre. Son séjour à la prison de
Saint Lazare dura du 26 ventôse au 13 vendé-
miaire 1794.
M. Etienne Lamy prend en pitié le Grand Die-
iionnaire Larousse^ qui veut qu'André Chénier ait
succédé au duc de Fleury, à Lauzun et à Malmos-
luiry^ Je ne reprocherai au savant biographe que la
vivacité de sa contestation. 11 me semble en effet bien
vif de décréter un caractère « misérablement banal »
\\ h\ rencontre de cette jolie fempie et du grand poète.
Les hommages qu'elle avait reçus jusque-là, ceux
qu'elle reçut par la suite ne valurent peut-être pas
la Jertne Captive, D'après M. Lamy, Chénier aurait
oté converti à la plus austère vertu par les crimes
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MADEMOISELLE DE COIGNY 268
•de la Terreur. ïl rappelle les cris de rage inspirés
à Chénier par la stupide résignation des victimes :
Ici même, en ces parcs où la mort nous fait paître,
Où la hache nous tire au sort,
- Beaux poulets sont écrits, maris, amants sont dupes,
Caquetage, intrigue des sots.
On y chante, on y joue, on y lève des jupes,
On y fait chansons et bons mots...
Mais depuis quand les poètes ont-ils perdu le droit
de faire leur propre satire? C'est les connaître mal
que de les élever au-dessus de leur blâme. Qu'il fût
« d'âme tragique », comme Tobserve M. Lamy, et
qu'il fît des iambes, à certains jours de sa prison,
cela le rendait-il incapable de suivre le cours d'une
idylle? Les hommes politiques sont peut-être faits
de ce bronze : mais la Jeune Captive atteste
qu'il en est autrement des poètes. André Chénier
n'avait changé ni ses dieux, ni sa foi, ni l'autel,
ni le rite. La Muse aux yeux serrés, au sombre
visage, n'avait pas eu le temps de secouer les
roses de l'ancienne couronne, et ses fleurs ne res-
pirent (jue le tendre amour de la vie selon l'idée
que s'en était faite l'Antique :
Pour moi Paies encore a des asiles verts
Les amours des baisers, les muses des concerts :
Je ne veux pas mourir encore !
Il sied de relire la pièce à la lueur des renseigne-
ments biographiques recueillis sur M"* de Coîgny.
Certes, le poète, comme son génie s'y plaisait,
a généralisé et sublimé la belle image; une jeune
femme en péril lui a rappelé l'agonie injuste de
la jeunesse. Il a posé, moins durement, mais avec
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264 MADEMOISELLE MONK
force, la question de Lucrèce : Quare mors imma-
tfttff vagatitr? L'âme de sa composition semble
cond*/nsée dans une demi-strophe aussi imperson-
nelle qu'il est possible de le souhaiter :
llrillante sur ma tige et l'honneur du jardin
Je n'ai vu luire encor que les feux du matin,
Je veux achever ma journée.
Malgré tout, et quelque élévation qu'ait gagné
la pensée, les traits particuliers de M''® de Coigny
lu* ^^* sont pas tous évanouis du poème. On peut
hitMi supposer qu'elle s'écria presque mot pour
mot :
Qa^un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort
Aimoe de Coigny était philosophe. Si elle avait
suivi Aristippe plus que Zenon, sa délicate volupté
donnait et recevait d'autres biens que ceux du vul-
fiaiïe, quoiqu'elle y fût parfaite aussi. « Tant de
iM'iuilé qu'on lui eût permis d'être sotte, et tant
d'etsprit qu'on lui eût pardonné d'être laide ! » Ainsi
(Kirle M. Lamy. « La grâce », dit Ghénier de son
La grâce décorait son front et ses discours.
<i ^es discours ». Mais M. Lamy nous apprend
t|u<* cette sirène tenait aussi d'un autre dieu de la
mer, du sage Protée. « Il y avait en elle trop de
ffiumes pour qu'on se défendît contre toutes :
t|in f'esistait à l'une cédait à l'autre, voilà le secret
ih^ li-mpire exercé par elle et par celles qui lui
re-sernblent. » Ghénier avait-il lu M. Etienne
LiLMiy? Presque aussi amoureux que notre critique,
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MADEMOISELLE DE GOIGNY 265
il a senti autant que lui cet « empire » du charme.
11 évoque le poids de la chaîne odorante :
Et comme elles craindront de voir finir leurs jours
Ceux qui la passeront près d'elle.
11 ne pouvait mieux confesser quel lâche som-
meil menaçaient de lui distiller ces beaux yeux<
Signe qu'il y était bien pris.
Incontestablement, M^'^ de Goigny fait le centre
du petit poème, il est trop facile de voir qu'un
peu d'amour s'en est mêlé. On ne discute que
de savoir comment fut reçu Tamoureux. Plein
d'objections, de répugnances, M. Lamy raisonne
de Chénier comme d'un rival. Gomment cr6irc
qu'on ait accordé la moindre faveur à un poète
ainsi bâti? « De stature massive, détaille épaisse,
« il avait cet aspect de puissance stable qui sied
« aux orateurs et aux combattants, mais qui, hors
« de l'action, paraît lourdeur. » Ou était peut-être
dans le feu de l'action en 1794. M. Etienne Lamy in-
siste : les yeux étaient vifs, mais petits ; les boudes
de la chevelure avaient été abondantes, mais, h
trente-deux ans, le crâne était déjà à nu. « Une
« femme de ses amies a dit qu'il était à la fois Ir es
« laid et très séduisant. » Mais, ajoute fort
sensément le biographe, c'est un mauvais début
de séduction que la laideur. Rien de plus juste. On
verra plus loin que Garât fit oublier le môme
défaut par la magie de l'éloquence. Pourquoi M'^^ de
Goigny, si longtemps amoureuse du « petit homme
à l'air chafouin », aurait-elle nécessairement dé-
daigné un poète qui, sans être de beaucoup plus
laid que Garât, aurait pu se monlrer tout au^si
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506 MADEMOISELLE MONK
«éloquent? Je ne tiens pas du tout à ce qu elle ait
rendu à Chénier réalité pour poésie et faveur pour
hommage... — Pourquoi pas, alors, à Suvée, qui
fit son portrait? interrompt vivement M. Etienne
Lamy. — En effet, pourquoi pas?... Tout ce que
je dis ne tend qu'à noter la faiblesse des raisons
mises en avant par M. Lamy. Si Tidée de cette
liaison lui déplaît, que ne la nie-t-il simplement?
Aimée de Coigny fut simultanément la maîtresse
de Lauzun et de Malmesbury. Peut-on tirer un
grand avantage contre le bonheur de Chénier de
c« que ce fut justement à Saint-Lazare qu'elle fit
la rencontre du sieur Mouret de Montrond, lequel
ne tarda pas à tenir une plae« considérable dans
la vie de la prisonnière? Montrond avait été écroué
le même jour qu'elle et, au lieu de forger des églo-
gues à sa belle amie, il prit le bon parti, qui était
de la délivrer. L'homme pratique eut la chance
de réussir, environ deux mois avant Thermidor.
Fût-ce reconnaissance, fut-ce admiration pour
son sauveur, tout jeune encore et si habile ? II
ne suffit pas à M'^^ de Coigny de se donner,
elle travailla du mieux qu'elle put à l'avancer.
Elle l'épousa. Cette grande dame de l'ancien ré-
gime prenait le nom d'une espèce d'aventurier.
Une fois établi dans l'une des premières familles
4ie France, Montrond, comblé, ne put s'empêcher
de laisser voir le fond de son caractère, qui était
sec et froid. L'union malheureuse dura sept ans, au
courant desquels la pauvre femme eut à connaître
tous les dégoûts. Mais l'oubli lui revint avec la
première espérance ; elle divorça de nouveau et
recommença.
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MADEMOISELLE DE GOIGiNY 267
Son premier mari Tavait ruinée à moitié; Mun-
trond, joueur, avait dévoré la moitié de ce qui res-
tait. Le dernier quart consistait, vers 1802, dans le
•château et le parc de Mareuil. Ce fut Garât qui les
fondit. Mailla Garât, membre du Tribunal, parkit
avec l'emphase de son hideux métier. Ainsi donniiil-
îl l'impression d'une âme enthousiaste ; son attitude,
son langage promettaient d'autres joies que celles
de l'intrigue. De plus, Garât n'était pas libre. Il
fallait le prendre à M"'*' de Condorcet. 11 fallait le^
obliger à une rupture. M""* de Coigny était ni^e
guerrière et ne détestait pas d'unir la rapinn
à Tamonr. Le tribun fut conquis. ÏI fut inC^rae
^doré, et c'est l'ai qui paraît s'être le plus puis-
samment implanté dans ce cœur d'amante. Huit
billets d'une mâle écriture de femme, que d'élicTii
M. Gabriel Hanotaux, ne laissent aucun douU^
snr la vivacité du lien de chair qui la tint a^^su-
jettied«rant sixannées. Ils vécurent ensemble. Tr<:im-
pée, ruinée, un peu battue, la triste esclave, toujourb
belle, eut bientôt cessé de songer à la liberti* et
à la nation : q«e lui faisaient les phrases rondos
du marchand de paroles? C'était à l'homme qu'elle
s''attaehait de toute son âme. 11 en bâillait. « C t^sl
« elle )),dit M. Etienne Lamy, « qui s'obstina ï( 1(*
retenir; quand il fut parti, à le reprendra»;
« quand il eut disparu, à le pleurer. »
'«
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II
UN DERNIER AMI
Que ce deuil suprême ait été porté dans la
sulitude ou qu'on Tait éclairci de nouvelles expé-
riences, rien de certain n'est digne d'être retenu
jusqu'à l'apparition du marquis de Boisgelin, vers
1811 ou 1812. On peut dire de ce dernier ami, ami
parfait, qu'il fut le seul; pour la première fois
peut-être dans cette vie, il sut mettre d'accord
la passion et l'honneur, l'amour et l'estime. Elle
sv sentit adorée, mais aussi comprise et chérie,
" Mon âme », dit-elle, « réunie à celle d'une noble
(t créature, se sentait relevée et mise à sa place.
<f J'étais devancée et soutenue dans une voie où
f« notre guide était l'honneur. » Langage singulier.
Mais il faut patienter un peu. En ce temps-là. Na-
poléon faisait la campagne de Dresde.
Les amants habitèrent trois mois, en deux fois,
au château de Vigny que leur prêta la princesse
Charles de Rohan. M"^ de Coigny avait passé
Li son enfance. Elle y revenait, sa vie faite.
ÏEi esprit arrivé à ce point d'initiation qui fait
iipprécier la vie, un cœur mûri par les meur-
trissures et les mélancolies de l'épreuve, une
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UN DERNIER AMI 2ê0
beauté intacte et un charme croissant sonnai (!nt
alors, on peut le dire, et sonnaient bien ensemble
rheure parfaite d'un beau jour. On en goûte mieux
la profonde lumière sur cette page écrite à la mé-
moire du dernier séjour à Vigny.
Rien ne me presse, je veux me rappeler les impress]<>ns
que m'a fait éprouver le séjour à Vigny. C'est le seul endroit
où l'on ait conservé mémoire de moi, depuis mon enfance.
On voit encore mon nom écrit sur des murs, des êtres vivants
parlent de ce que je fus; enfin là je me crois à l'abri de ciKle
fatalité qui semble avoir attaché près de moi un spectre invi-
sible qui rompt à chaque instant les liens qui unissent mon
existence avec le passé, et qui efface la trace de mes pas.
Je retrouve à Vigny tout ce qui pour moi compose le pa?9sé
et j'acquiers la certitude d'avoir été aussi entourée d'inlrif^t
doux dans mon enfance et de quelques espérances dan.^ ma
jeunesse. Voilà la chambre de cette amie qui protégea tries
premiers jours, je vois la place où je causais avec elle, où jtî
recevais ses leçons. Voilà le rond où je dansais le dimanche,
voilà les petits fossés que je trouvais si grands, et le saule
que mon père a planté au pied de la tour de sa maîtresse.
Hélas ! sa maîtresse, à la distance d'une chambre, git la,
dans la chapelle, derrière le lit qu'elle a si longtemps otic upi^
et où peut-être elle a rêvé le bonheur! Ah! mon père, îois
de ce dernier voyage à Vigny, était vivant, et la douce irk'e
de sentir encore son cœur battre embellissait pour moi un
avenir où il n'est plus !
Ces grands arbres, sous lesquels mon enfance s'est écoiil ce,
qui ont reçu sous leur ombre protectrice nos parents, le duc
Fleury, un moment après, M. de Montrond, après un espace
de dix-huit années, je les revoyais, j'étais sous leur alui [
j'habitais cette même chambre verte où les mêmes portraits
semblaient jeter sur moi le même regard ! Eux seuls ii'onl
point changé! La belle Montbazon, la connétable de Lu vues
avaient traversé intactes cet espace de temps nommé révtdn-
tion qui a attaqué, dispersé toutes les nobles races et leur
descendance. Les rossignols de Vigny nichent dans les
mêmes arbres, les hiboux dans les mêmes tours; moi, j'ai la
même chambre, et le vieux Rolland et sa femme le m Ame
pavillon.
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270 MAI>EMOISELLE MCKSK
Qmel charme est donc attaché à ce retour sur la vie. ûuelle
émotion me sa^it en montant ces vieux escaliers en vis?
Pourquoi la vue de ces meubles vermoulus, de ce billard
faussé, de cette grande et triste chambre à coucher fait-elle
eoider les larmes de mes yeux ? O eziiteAce ! Tq n'attaches
que par le passé, et tu n'intéresses que par l'avenir I Le
moment présent, transitoire et presque inaperçu, ne vaudra
que par les s4>ovei>irs dont il sera peut-être un jour Tobjett
Je ne crois pas être dupe de ce langage ; mais voiià
nn aecestde sereine tristesse qui donne la mesure de
Fintelligence et de la passion qu'enveloppait cette
âme et que développa capricieusement une vie
rude et inconstante. Le souvenir de Y intérêt doux
qui avait entouré cette enfance, celui des espé-
rances qui avaient suivi la jeunesse accusent une
certaine force de sentiment chez M^** de Coigny.
Mais, de là jusqu'à sa rencontre avec M. de
Boisgelin, elle avait été seule au monde. Nulle
foi, aucune espérance que dans le plus ou moins
d'adresse et de succès à se suspendre à la cheve^
lure de la fortune.
Elle ne crut à rien du tout, non pas même à
l'amour imaginé comme un droit ou comme un
devoir. Il était cependant le seul bien qu'elle dési-
rât. Elle avait la religion de Chénier ou des liber-
tins du grand siècle, plutôt que des vertueux
radoteurs du sien. Lucrèce, Démocrite eu avaient
arrêté le dogme. Cette religion ne conteste pas
la bonté des fruits de la vie, mais elle reconnaît
qu'ils sont rares et courts. Brevis hic est friictus
hommidisj pouvait-elle dire avec son poète : « Le ciel
lui paraissait plus vide encore que la terre », ajoute
le biographe, « et Dieu fut absent de sa mort
comme de sa vie ». Ses désespoirs, ses rêves, ses
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UN DERNIER AMI 27i
amours furent donc des parties dans lesquelles elle
était engagée, sans réserve : et elle risquait son tout
là même où les croyants, fussent-ils des pécheurs,
n'aventurent qu'une fraction de leur destinée, cette
terre. Au delà rien. Nul avenir. La retraite gou^
pée; la consolation impossible. C'est ce qui donne
à la rapide élégie de sa vie et de ses amours une-
intensité d'intérêt et d'émotion particulière. Si
elle semble, parle langage et le style, l'élève négli-
gente de Chateaubriand, de M°** de Staël et de
Rousseau, elle diffère de ces chrétiens spiritualistes,
toujours tournés aux compensations d'outre-tombe^
par la frénésie, la nudité, la pureté de son senti-^
ment, même impur. — monde, ô vie, 6-
songe, chantent ses soupirs, ô amour! me voici
tout entière. Si vous ne me rendez rien de ce que
je donne, je demeure vide à jamais.*
Telle quelle, je la préfère aux dames protes-
tantes dans le goût de M°** Sand. Ce doit être
le sentiment de M. Etienne Lamy qui, par con-
tenance, s'en cache. Mais il nous conte une triste
histoire. A l'entendre, les trois ou quatre der-
nières années d'Aimée de Coigny auraient été
sombres. Moins heureuse qu'Hélène et que Ninon,
elle aurait survécu à son charme quelques saisons.
M. de Boisgelin se serait détourné non de l'amie,
mais de l'amante qui lui avait dédié sa dernière
fleur. Le souci de mieux tenir sa place à la cour,
des remords, des scrupules religieux seraient nés,
au cœur de ce preux chevalier en même temps
que la première ride de sa maîtresse. Le bio-
graphe s'avance un peu en opinant que dès lors
M"® de Coigny commença d'être malheureuse.
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272 MADEMOISELLE MONK
Cessa-t-elle d aimer? de voir celui qu'elle aimait?
ou de le lui dire?
M. Lamy a remarqué Tinflexion vraiment tendre
de ce Mémoire politique, où « les caresses des
« mots » ne peuvent se cacher à la première
ligne. « Dans un espace de près de trente années »,
dit-elle, « je ne mets de prix à me rappeler avec
« détail que les trois ou quatre dont les événe-
« ments se sont trouvés en accord avec les vœux
« que M. de Boisgelin et moi nous formions pour
« notre pays. » La phrase entortillée se traduit
d'au moins deux façons. L'amitié qui survécut à
un noble amour en garda ce ton d'équivoque.
Un souvenir était entre eux, cette Restaura-
tion du trône et de Tautel, qui dut sanctifier aux
yeux du dévot pénitent ce que ses souvenirs lui
peignaient de trop illicite, tandis qu'Aimée devait
se complaire secrètement à la belle ordonnance de
son dernier amour : il avait commencé par toutes
les folies convenables entre deux esprits qui se
plaisent; à son déclin, il se parait de l'incompa-
rable service rendu ensemble à la plus grande des
réalités naturelles, la déesse de la Patrie.
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III
UN THÉORICIEN DE LA MONARCHIE
M. Etienne Lamy simplifie beaucoup : pour lui,
notre jeune captive — d'avant et d'après ses prisons
— s'était toujours liée presque sans le savoir aux
sentiments politiques de ceux qu'elle aimait. Elle
portait la couleur de ses favoris. Libérale et cons-
titutionnelle avec ce Lauzun qui finit par ser-
vir la Révolution, elle devint aristocrate avec lord
Malmesbury, ralliée avec M. de Montrond, fron-
deuse avec Mailla Garât : le commerce de Boisge-
lin suffirait donc à Tincliner à la monarchie légi-
time.
M. Lamy a tort de passer si vite. Est- il sûr
que chacun des ralliements divers exécutés par
M"* de Coigny ne fut point précédé d'une lutte
piquante, légère, mais approfondie, comme celle
dont les Mémoires nous donnent idée et qui est
fort intéressante? Aimée ne dut se rendre sans
combat ni aux vues de Lauzun, ni aux arguments
de Malmesbury, ni aux discours de Mailla Grarat.
Elle dut accorder tour à tour à chacun le plaisir
délicat de la vaincre et de la fixer pour quelque
temps dans le voisinage de sa pensée. Celui d'entre
i8
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274 MADEMOISELLE MONK
eux qui aurait dédaigné ce plaisir eût été un esprit
bien superficiel.
Les doutes, les questions d'une intelligence de
femme, si elle est cultivée et forte, reflètent mer-
veilleusement les principaux obstacles qu'il reste
à surmonter pour une idée nouvelle. J'oserai soute-
nir contre une opinion satirique que les vraies
femmes incarnentà merveille le sens commun, si Ton
entend bien par ce mot une synthèse, et la plus
fine, de ces idées reçues qui constituent la masse
profonde d'un esprit public. Le philosophe ou l'agi-
tateur qui se propose d'émouvoir et de déplacer
exactement cet esprit ne connaîtra exactement les
positions et les forces de l'adversaire qu'auprès d'une
femme informée, curieuse et, comme elles aiment à
se dire, sans parti pris.
A ce point de vue, le dialogue de Bruno de Bois-
gelin, qui veut faire la monarchie, avec son amie
qui s'en moque, mais qui est fort intéressée par
tout ce que pense Bruno, forme une page d'un grand
sens. M''^ de Coigny y révèle son goût solide,
modéré et sûr. Elle voit tout d'abord, très nette-
ment, ce qui est prochain. Il faut que son ami la
pousse, et même qu'il la presse un peu, pour qu'elle
s'élève au-dessus de ces prétendues solutions « pra-
tiques » qui, de tout temps, passèrent pour les plus
vraisemblables, mais qui manquent toujours dans
le jeu concret de l'histoire, précisément parce qu'elles
sont toutes contiguës au système en voie de crouler.
Ces grands esprits pratiques oublient toujours de
calculer la réaction!
En 1812, l'idée de la chute de l'Empereur
avait rang de chimère. Pourtant les analyses de
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UN THÉORICIEN DE LA MONARCHIE 275
M. de Boisgelin furent si précises, et si claires, que
son amie n'y put tenir.
— Eh bien, lui dit-elle, il ne faut plus le gar-
der pour maître ; renonçons à lui et même à l'Em-
pire .
— Retournons en royaume, poursuit Boisgelin,
fier de Favantage .
Mais ridée d'une royauté paraît extrêmement
surannée à la jeune femme
— Qu'à cela ne tienne! Je veux, dit Boisgelin,
quelque chose de savamment combiné, de fort,
de neuf: « en conséquence, j'opine pour rétablir la
France en royaume et pour appeler Monsieur,
frère du feu roi Louis XVI, sur le trône ».
M'^^ de Coigny considéra cette opinion tantôt
comme une ingénieuse plaisanterie, tantôt comme
un « sophisme insoutenable ». Boisgelin tenait
bon. Il développait sa théorie de la France nou-
velle, théorie trop constitutionnelle pour notre
goût, et trop parlementaire. Mais elle avait des par-
ties justes, elle impliquait la Monarchie.
Quand on n'a point de troupes à insurger, ni
de bandes populaires à diriger, la théorie demeure
le meilleur mode de l'action : elle en étudie le ter-
rain. Bruno de Boisgelin s'appliquait donc à théo-
riser fermement pour endoctriner sa maîtresse et la
mieux préparer aux surprises de l'avenir. Sans
aucun doute, ces leçons risquaient de ne servir à
rien. Gomme tout ce qui est d'avenir, elles ne pou-
vaient être utiles que moyennant une occasion^
c'est-à-dire par aventure, conjoncture qï combina-
zione : mot admirable que les Français traduisent
mal. Toute la politique se réduit à cet art de guetter
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276^ MADEMOISELLE MONK
la combmaziontj Theareux hasard, de ne point
cesser d'épier un événement comme s'il était là,
Tesprit tendu, le coeur alerte, la main libre et
presque en action. Celui qui guette de la sorte ne
dédaigne rien. Il sait que, de ce point de vue, les
bommes et les choses n'ont que valeur <te position :
le propre des orages est justement de renverser la
position et, par conséquent, de renouveler les va-
leurs. La plus petite force, le plus maigre concours
peut par ccrnîàinazione, et d'un léger coup de for-
tune, être affecté soudain d'une puissance inatt^i-
due^ et qui décidera de Umt.
— Aucun Empire n'est possible. Eh ! bien, dit
Aimée, puisqu'il faut unir la liberté et l'ordre...
— Arrêtez, dit Bruno, pas de République, pas de
président, pas de Congrès ! Ces institutions ne valent
rien pour la situation de la France.
— Et Napoléon H? Une régence?...
Bruno démontre l'impossible. Elle songe à celui
qui devait être Louis-Philippe.
— Peut-être ces considérations-là, lui dis-je, pourroat-elles
décider à appeler M. le duc d'Orléans !
Quand une fois j'eus dit ces paroles, étonnée du chemin
que j'ayais fait, j'ajoutai :
— Eh bien, trouvex-vous que Je vous cède assei. Étes-vous
content?
— Non, certes, me dit-il, vous embrouiller toutes les
questions et vous faites de la révolution. Vous prenez un Roi
électif dans la famille des rois légitimes et vous introduisez
la turbulence dans ce qui est destiné à établir le repos.
Boisgelin s'empresse de démontrer que le candidat
de sa maîtresse serait dans une position bien fausse.
Mais son amie insiste. Elle a le préjugé de la
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UN THÉORICIEN BE LA MONARCHIE 237
France moderne. Son cœur est révolutionziaire. Le
mot de royauté légitime Feffraie. Elle voit venir les
ultras. Voilà pourquoi l& no«a de « moBsieur le duc
d'Orléans» y avec qui elle a d'ailleurs été élevée, re-
vient dans la conversation.
— Mon Dieu ! me dit M. de Boisgelin, que veus
raisonnez mal !
Et, très bon royaliste^ encore qu'un peu teinté des
nuances du libéralisme à l'anglaise, Bruno déve-
loppe quelle politique imposef^aient les nécessilés
entrevues.
Ce que vous dites aurait quelque apparence si, dans uit
moment de repentir et d'élan, le peuple français en larmes
se prosternait aux pieds du roi bourbon pour lui rendre k
couronne en se mettant à sa merci . 3e ne répondrais point
alors de la cruauté de sa vengeance, parce que je ne me fais
garant ni de sa générosité ni de sa force. Mais je ne parl<^
que d'une combinaison d'idées dans laquelle la légitimit«'^
entrerait comme le gage du repos public, qui mettrait W
peuple à l'abri des mouvements que cause l'ambition de par-
venir à la suprême puissance, et d'une forme de gouverne-
ment dans laquelle le trône ayant une place attitrée, légale et
précise, se trouverait partie nécessaire du tout, mais sérail
loin d'être le tout.
Sur ce trône, au lieu d'un soldat turbulent ou d'un hommr
de mérite aux pieds duquel — comme vous l'avez bifu
observé — notre nation, idolâtre des qualités personnelle>.
se prosternerait, je demande, dis-je, qu'on y place le gros
Monsieur, puis M. le comte d'Artois, ensuite ses enfants vi
tous ceux de sa race, par rang de primogéniture : attendu
que je ne connais rien qui prête moins à l'enthousiasme et
qui ressemble plus à l'ordre numérique que l'ordre de nais-
sance, et conserve davantage le respect pour les lois, qur*
l'amour pour le monarque finit toujours par ébranler.
Cette observation assez fine est suivie d'une vut-
plus fine. Boisgelin, parlant en philosophe poli-
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278 MADEMOISELLE MONK
tique, vient à dire que, somme toute, laroyauté légi-
time, qui est le plus personnel de tous les gouverne-
ments, est aussi celui qui se ressent le moins des dé-
fauts de la personne du roi. (i Je m'inquiète peu,
« comme vous le voyez, de l'union qu'il pourrait y
« avoir entre ses bons sentiments et ses mauvaises
« actions. »
Tout autre prétendant que Louis XVIII devient
en conséquence un usurpateur aux beaux yeux de
M"* de Coigny :
« — Vous avez raison : ou Bonaparte ou le frère
« de Louis XVI. Eh bien, vive le Roi, puisque vous
'< le voulez. Mon Dieu, que ce premier cri va éton-
« ner ! On dit qu'il n'y a que le premier pas qui
« coûte : le premier mot à dire sur ce texte-là est
« bien autrement difficile... Allons, vive le Roi ! »
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LA THÉORIE EST PRATIQUÉE
Ici, la grande page, la page qu'il faut lire et mé-
diter, parce qu'elle dégagera les esprits enipelrés
d'histoire métaphysique, quant à ce qu(' nous
avons nommé tout à l'heure la génération des évé-
nements. Cette page révèle que le mot iwjftis^ièlr.
qui jadis n'était pas français, est du moins celui
qu'il faut se garder d'introduire arbitrairement
dans les calculs de politique avenir. Le réalisme
ne consiste pas à former ses idées du salul public
sur la pâle supputation de chances constamment
déjouées, décomposées et démenties, mai> à pré-
parer énergiquement, par tous les moyens sueces-
sifs qui se présentent, ce que l'on considère comme
bon, comme utile, comme nécessaire au pays. Nous
ignorons profondément quels moyens se présen-
teront. Mais il dépend de nous d'être fixés g nr aolre
but, de manière à saisir sans hésiter ce qui nous
rapproche de lui.
Oui, l'on était en 1812, et ni rien ni peisunue
ne pouvait faire qu'on n'y fût point. Voilà ce qui
était donné aux conspirateurs: une multiUide de
forces surhumaines en travail. Et, sur l'essence, sur
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280 MADEMOISELLE MONK
le quantum de ces forces, résultante de tous les siècles
de rhistoire, on ne pouvait rien. Mais on pouvait
prévoir que leur rencontre déterminerait une crise.
Laquelle? A quel moment ? Au profit de qui ?
Contre qui ? Là revenait l'incertitude. Là donc l'ef-
fort humain pourrait s'exercer avec foi. Un effort
très simple, appliqué à la juste place oii des éner-
gies presque égales se contrarieraient, pourrait
développer des conséquences infinies. Napoléon
régnant, les armées impériales couvrant l'Europe,,
un homme obscur conversait avec sa maîtresse. Il
venait de la rallier à la cause qu'il croyait juste.
Qle venait de répéter : « Vive le Roi ! »
M. de Boisgelin, eacbanté de ce cri, avait l'air rayonnant.
Je lui ris au nez, en songeant au temps qu'il lui avait fallu
pour acquérir à son parti une seule personne, pauvre femme
isolée, ayant rompu les liens qui rattachaient à l'ancienne
bonne compagnie, n'en ayant jamais voulu former d'autres,
et étant restée seule au monde ou à peu près.
• — Vous avez fait là, lui dis-je, une belle conquête de-
parti. C'est comme si vous aviez passé une saison à attaquer
par mses et enfin pris d'assaut un château-fort, abandonné
au milieu d'un désert.
— Je ne suis point de cet avis, me répondit M. de Bois-
gelin, ce fort-là nous sera utile ; j'en nomme M. de Talley-
rand commandant, et je suis bien trompé, si, l'ennemi com-
mun succombant par sa propre folie, le pays ne peut se
sauver par la sagesse de M. de Talleyrand.
M"^ de Coigny connaissait Talleyrand !
Ce petit détail était de ceux qui intervertissent
les rapports des choses humaines. En politique
plus encore que dans les autres ordres de
la nature, la proportion est faible entre un
effet produit et ses causes immédiates. Tout y
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LA THÉORIE EST PRATIQUÉE 281
est concours, conjonctioB, bruscjbe mise en rap-
port de réactifs d'une imprévisible énergie. As-
surément, le compte fatal se retrouve après coup,
quand on fait le dénombrement de toutes leà causes
en jeu. Mais, à Fheore d'agir, on les ignorait.
Elles s'ignoraient elles-mêmes ou ne savaient pa&
leur valeur. M"'' de Coigny ne se doutait absolu-
ment pas de sa force, qui résultait dn fait qu'elle
voyait M. de Talleyrand chaque jour. Mais le
théoricien avait fait un calcul exact fondé sur
une vue juste : l'ancien évoque d'Anton devait tenir
un jour la clef de la situation.
M''*" de Coigny eut à recommencer, avec plus
de finesse, auprès de Talleyrand, la campagne
brillante qu'avait menée contre elle-même Bruno
de Boisgelin. Une année se passa. Les événements^
à leur ordinaire et selon le cours inégal qui leur est
propre, se précipitaient ou dormaient. La retraite de
Russie étonna un instant et fut oubliée, car on l'ou-
blia! Pour se distraire ou nous faire prendre pa-
tience, Aimée de Coigny donne des croquis faits à
coups de griffe (le mot est de M. Lamy) d'après
l'entourage mâle et femelle du Monk ou du Warwick
futur. Elle se moque des rêveurs de constitutions.
(( Vouloir faire une bonne chose toute seule et sans
précédent, c'est rêver le bien et faire le mah)^
dit-elle en une phrase qui ne saurait manquer de
plaire à l'auteur de l'Étape. Elle juge entre-temps
l'éloquence des bulletins de la Grande Armée : un
«jargon moitié soldatesque et moitié rhéteur qu'on
appelait son style ». Un peu plus tard, sont appré-
ciées avec dureté, mais justesse, les coûteuses
merveilles de 1814 :
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282 MADEMOISELLE MONK
Je ne me charge pas de rappeler les trois mois de la cam-
pagne la pins savante de Bonaparte. Cette partie fatale dont
la France était Fenjeu fut admirablement bien jouée par l'em-
pereur, et si tous les habitants, les citoyens doivent le regar-
der comme leur destructeur, pas un militaire, dit-on, n'a le
droit de le critiquer. Comme athlète, il est tombé de bonne
grâce; son honneur de soldat est à couvert, sa vie comme
homme a été conservée ; il n'y a eu que notre pays et nous de
perdus. On n'a donc aucun reproche à lui faire, tels sont les
raisonnements de certaines gens.
— Il y a longtemps que vous n'avez été voir
M. de Talleyrand, dit un jour Boisgelin à l'intelli-
gente disciple.
Elle fit trois ou quatre visites coup sur coup. Et,
cette fois, elle endoctrina sans biaiser. Le vieux
catéchumène la fit passer par la filière qu'elle avait
parcourue : Napoléon II, le duc d'Orléans...
— Pourquoi pas le frère de Louis XVI? dit-elle
enfin.
11 ne donnait pas de réponse. C'est que Talley-
rand eût mieux aimé attendre la Restauration et se
donner le mérite de l'avoir faite. Mais l'agile bon
sens de celte Française n'admettait pas que l'histoire
se fit toute seule. « Comme l'événement que je
« voulais avait besoin d'être fait, et qu'il ne serait
« point arrivé naturellement^ la nonchalance de
« M. de Talleyrand m'était insupportable. »
Enfin, le mot décisif fut prononcé :
— Madame de Coigny^ je veux bien du Roi, moi,
mais,,.
Elle ne le laissa point achever, 77iais elle lui
sauta au cou. L'ex-évêque ne stipula rien, que
sa propre sûreté, ce qui fut accordé sans peine,
et, bientôt, dans la vacance du pouvoir, qui ne tarda
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LA TPIÉORIE EST PRATIQUÉE 283
point, M. de Talleyrand osa, risqua et réussit.
On me demandera si Talleyrand n'eût pas conçu,
de toute façon, la même entreprise : un tel projet
n'était-il pas.alors dansTair du temps, dans la force
des choses ? Je n'aime pas beaucoup l'air du temps, je
ne sais pas bien ce que c'est que la force des choses.
Aimée de Coigny a raison, les événements n'arrivent
point naturellement. Il faut quelqu'un pour leur
donner figure humaine, tour utile et heureux. Dé-
gageons nos esprits de ce fatalisme mystique.
En 1814, plusieurs solutions se montraient. Si la
meilleure prévalut, c'est en majeure partie par un
effet de l'adresse de Talleyrand. Mais rien ne
prouve que Talleyrand s'y fût employé sans les ins-
tances et les assurances précieuses dont il était
l'objet de la part de M"® de Coigny et du marquis
de Boisgelin, celui-ci expressément accrédité par le
Roi.
Les vieux routiers de la politique excellent à
exécuter un projet. Ils en ont rarement le premier
éclair. Habitués à chercher le moyen le plus com-
mode, il leur arrive de rechercher aussi (ce qui est
tout différent) le but le plus voisin, au lieu du but
utile. En rappelant à Talleyrand les hautes doctrines
qu'elle tenaitde son ami, la jeune femme lui signala
un ouvrage enfin digne de son talent. Elle lui apporta
ce que Ton nomme ordinairement une bonne idée,
et qui n'est point si méprisable.
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Il est permis de préférer à Famusant détail de-
cette intrigue de château et de salon, la poétique
aventure de Jeanned'Arc. Ainsinotre xv' siècle appa-
raît-il supérieur au xix**. Mais, à peu près comme^
chevauchées de la Pucelle, les allées et venues de^
M"^ de Coigny laissent voir le jeu naturel de l'his-
toire du monde. Il ne s'agit pas d'être en nombre,
mais de choisir un poste d'où attendre les
occasions de créer le nombre et le fait. La ché-
tive bergère souleva par le centre même, qu'elle
avait discerné avec infiniment de sagesse et de tact^.
la force immense de la mysticité de son siècle.
La grande dame déclassée toucha au point sensible^
les intérêts du premier politique contemporain. Ces
passions et ces intérêts, une fois qu'ils sont mis en
branle, se recrutent eux-mêmes leurs auxiliaires :
courtiers, sergents et partisans. Les foules, les
événements en sont, pour ainsi dire, aimantés et
polarisés. Dans l'écoulement infini des circons-
tances sublunaires, un être seul^ mais bien muni
et bien placé, si, par exemple, il a pour lui la
raison, peut ainsi réussir à en dominer des mil-
lions d'autres et décider de leur destin. L'audace,
l'énergie, la science et l'esprit d'entreprise, ce que
l'homme enfin a de propre comptera donc toujours.
Un moment vient toujours où le problème du
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■/
LA THÉORIE EST PRATIQUÉE $^
succès est une question de lumières et se ri^Juit a
rechercher ce que nos Anciens appelaient juhrhfni
rerum^ le joint où fléchit l'ossature, qui purtinil
ailleurs est rigide, la place où le ressort de rattion
va jouer.
(
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Appendice I
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Appendice I
Le premier numéro de Minerva avait publié la pièce
suivante, sans nom d'auteur :
INVOCATION A MINERVE
L'homme, et non l'homme qu
s'appelle Callias.
Aristotiî,
I
Déesse athénienne, invoquée sous le nom romain,
rassure-toi sur le sens de notre cortège; ne fais aucune
erreur sur nos intentions, Minerva. Prends garde. Jeune
fille, de ne pas nous confondre avec ces savants oublieux
qui, t' ayant gravée au frontispice de leur volume, n ont
pas pu se défendre de rider ton front délicat. Les
pauvres gens te voulaient faire à leur image : puisses-tti
nous former, au contraire, sur ta beauté.
Minerve, nous ne sommes pas des archéologues et,
bien que plusieurs d'entre nous soient versés dans le
doux mystère de ta fable, ce n'est pas la mythologie, ni
Tépigraphie, ni aucune science particulière qui les a
conduits dans nos rangs. N'alléguons même pas celle
profession de poète ou de sage qui appartient également
à certains. Des hommes, des hommes mortels, voilà
leurs titres auprès de toi ! Mais ils s'avancent, ennemis
19
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290 APPENDICE I
des prétentions, des ambages vains : simples, usant des
mots qui sont entendus de chacun, celui-ci grave, un
autre plus riant ou plus familier, tous des fruits à la
main, la tête ceinte de couronnes, mus par une raison
aussi générale que toi.
Des hommes, ô Minerve! des hommes conscients,
autant que soucieux, de ce qui leur manque, dévorés du
sacré désir. Que d'autres, moins pieux ou moins réflé-
chis, t'aient donné pour prison une case de leur pensée,
qu'ils t'enferment en un point du temps, ou dans un lieu
du monde ! Entends mieux nos propos : c'est la vie, la
vie tout entière et non un fragment de la vie, toute
science, et non telle science unique, tout art, toute mo-
rale, toute rêverie, tout amour qui sont exposés devant
toi. Il faut que tu nous marques la cadence de l'univers.
II
Ton histoire, déesse, commence beaucoup plus tôt
qu'on ne l'a écrite elle se prolonge au-delà des temps qui
lui sont assignés.
De tous les animaux qui étaient épars sur la terre,
tu vis que l'homme était, sans comparaison, le plus
triste, et tu choisis ce mécontent pour en faire ton pré-
féré. Déesse, tu rendis sa mélancolie inventive ; il lan-
guissait, tu l'instruisis à changer le visage de ce monde
qui lui déplaît. Une bonne nourrice sait endormir ainsi
la plainte du petit enfant.
Ainsi tu fis des pauvres hommes. Que de jouets pré-
cieux, tu nous as fait descendre de la tête de Jupiter ! Les
poètes n'ont oublié ni le feu de ton Prométhée, ni l'olive
athénienne, ni les ruses de guerre suggérées aux héros,
ni ta flûte qui accompagna les chanteurs. Mais il faut
te rendre une justice plus complète. La charrue, le
vaisseau, le double pressoir, la navette, les murailles
des villes et celles du toit familier, le pavé des chemins,
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INVOCATION A MINERVE 291
les conduites de Teau, les métaux devenus dociles, il
n'y a rien du matériel primitif que le genre humain ne
t'ait dû.
Ce que la tradition te refuse, ou ce qu'elle attribue à
d'autres inventeurs, la réflexion qui se ressaisit te le rend.
Mais elle fait bien voir que nos derniers trésors sont éga-
lement ton bienfait. Qu'il s'agisse de détruire ou d'édifier,
l'ingéniosité, l'audace, lapatience, l'heureux concept, cela
est tien. Ce qu'on nomme progrès n'est que la consé-
quence d'impulsions que tu nous donnas. S'il est assuré
que l'invention du labour ou cette idée de se confier aux
forces des eaux ont mérité sans doute une admiration plus
profonde que l'appareil de la télégraphie sans fil, celle-ci
n'est point méprisable, j'y reconnais tes mains sublimes,
ma déesse. La découverte occupe, elle exerce, elle amuse
et, si le succès la couronne, elle rendra aux hommes des
services inattendus. Fidèle compagne d'Ulysse, ô trois
fois chère au genre humain, sois bénie de ta compassion !
Un impie seul te refusera son tribut.
Cet impie, ce doit être un esclave de sa paresse ! 11
ne te connaît pas. Il ne sait pas le vol suave des moments
de la vie qui s'écoulent sous ton autel : leur nombre est
infini ; cependant, ils se meuvent ! Les abîmes qu'ouvre
le Temps se laissent franchir. L'œuvre a beau varier, ton
ouvrier participe des durées éternelles. Son effort, tant
il est facile, est une grâce, et son plaisir, tant il est
noble, une vertu. Content de soi ou, pour mieux dire,
tout à fait oublieux de soi, l'homme que tu distrais se
livre aux Heures éphémères sans en éprouver l'aiguil-
lon.
III
En un seul cas, Minerve, on pourra se plaindre de toi.
C'est quand il nous arrive d'arrêter le travail et de con-
sidérer la seconde nature que tu nous permis de créer.
O Chaos ! O père des monstres I Car il se trouve que
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292 APPENDICE I
cette œuvre est effroyablement touffueet dense, comme si
la forêt première eût, à peine éclaircie, donné le jour à
de nouveaux peuples de ronces moins faciles à péné-
trer. Que de fer! Que de feu! Que d'engins variés et
que de complexes organes ! Que d'opérations presque
inouïes, surajoutées ! Que de connaissances disparates
amoncelées ! Supputez les terres nouvelles, les nations
sorties de la nuit, les profondeurs du ciel ouvertes, Tim-
perceptible appréhendé. L'homme, qui inventait afin de
s'asservir le monde, est troublé maintenant par les ser-
viteurs nés de lui. 11 en est à se demander ce qu'il fait
au milieu de ces biens dont il perd le compte. O déesse,
voilà l'inquiétude moderne. L'état de nos esprits égale
l'état de nos cœurs. L'industrie, et la civilisation les ont
compliqués.
Un pareil mal, Minerve, rien ne nous permet de con-
jecturer que tu l'ignoras. N'as-tu pas assisté à la nais-
sance des civilisations de l'Asie ? Elles étaient tes filles,
et tu connus leur tumultueuse fureur. Tu vis bâtir les
villes des ingénieux Mycéniens. Tu connus Tyr, Sydon,
l'Egypte, l'Assyrie lointaine, les empires plus éloignés
sur les deux bords du fleuve Indus. Athéna, Athéna,
dis-nous ce que dit ta sagesse quand, d'entre ces bar-
bares attentifs à tous tes conseils, de la plus belle
époque de ces barbaries avancées, tu fis paraître en
Grèce quelque chose de différent et de meilleur.
Tes Grecs athéniens étaient les plus intelligents et
les plus sensibles des hommes. Ils virent donc beau-
coup plus vite les maux attachés à tout bien, et le génie
leur parut un don plus cruel. Tu les vis les premiers
sourire de la vanité des passe-temps que tu fournissais
et de la monotonie de la succession. Ni le plaisir de
faire une œuvre, ni la joie de la posséder, ni l'ivresse
d'en imaginer de nouvelles ne compose un état qui
soit satisfaisant. Ouvriers, artisans, législateurs, sages
ou poètes, et je dirai même amoureuses et courti-
sanes, ce peuple magnanime ne fut point ta dupe long-
temps. 11 riait de ta peine comme Apollon ton frère peut
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INVOCATION A MINERVE 293
rire des mauvais chanteurs. En réalité, sa tristesse,
dorée d'une courte espérance, n'avait fait que grandir.
Elle ressemblait à la nôtre, de notre temps : débordés
comme nous, quoique autrement que nous par les
créatures de leur génie, ils en étaient au point où nous
parviendrons quand nous aurons un peu grandi au-
dessus de nous-mêmes. Tu les vis. Athénienne, et ton
cœur tendre se rouvrit; mais ton nouveau présent passa
de beaucoup le premier.
IV
On ne Ta pas nommé encore. Je ne peux appeler un
nom ces désignations flottantes, riches en équivoques,
passibles d'objections de la part de tes adversaires.
Tantôt l'on dit Sagesse, tantôt Mesure, ou Perfection,
ou Beauté, et peut-être Goût. D'autres préfèrent
Rythme, Harmonie. Et d'autres. Raison. N'est-ce pas
aussi la Pudeur? N'est-ce pas le flambeau des Compo-
sitions éternelles? La victorieuse du Nombre, la claire
et douce Qualité ? On l'a figurée comme un Lien mysté-
rieux autour d'une gerbe, comme le Frein mis à la
bouche de célestes chevaux, comme la Ligne pure
cernant quelque noble effigie, comme un Ordre vivant
qui distribue avec convenance chaque partie : ô mélan-
coliques images, imparfaite allusion à la splendeur qui
n'est qu'en toi ! J'arrive après les autres pour tenter de
la définir. Mais j'aime mieux te dire, ô déesse, ce que
j'en sais. Qui la trouve, trouve la paix en même temps.
Il s'arrête, sachant que l'au-delà ni l'en-deçà n'enferment
rien qu'il ne possède. L'homme vulgaire pense : celui-ci
pense bien. Les Grecs nous semblent aujourd'hui avoir
trop abusé de cette fine particule qu'ils ont reçue de
toi. Dis, la comprenons-nous? Savons-nous ce que c'est
que bien être, bien vivre, bien mourir, bien penser ? Sentie
d'abord exactement, puis négligée, puis méconnue, la
leçon de Minerve n'a cependant jamais été oubliée tout
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294 . APPENDICE I
à fait : nos pires déchéances se souviennent qu'il est
des règles, des figures, des lois suivant lesquelles s'en-
trevoit le bonheur et se peut fixer la beauté.
Comme un navire qui descend sous le pli de la vague
est trop bien construit pour sombrer : ta Civilisation,
celle que Ton désigne entre toutes les autres quand on
veut nommer Texcellente, ne s'est jamais perdue, quoi-
qu'on l'ait perdue quelquefois. On dit que Thomme
crée un règne nouveau dans le monde : l'homme clas-
sique constitue un règne dans le règne humain. Il
s'étend sur le meilleur de l'œuvre romaine et française.
L'Eglise a mis ton nom, Minerva, sur plus d'un autel;
en Italie, en Thrace, tu triomphes près de sa croix. Des
coins de France gardent, eux aussi, ton vocable. La
douceur de notre langage, la politesse de nos mœurs,
le raffinement des arts de l'amour ne seraient point nés
sans Minerve. Ton influence agit de tout temps. Si elle
a pu faiblir au cours d'un seul siècle, il en a souffert.
Plus il se compliquait, plus il eût été sage de s'adresser
à toi, tant pour mettre en bon ordre des notions qui
l'enrichissaient que pour distribuer le flot d'une humeur
vagabonde.
Le siècle nouveau-né comprendra que l'heure le
presse. Un degré de malaise permet le traitement; un
autre n'admet que la mort. Déesse, vois nos bras et nos
mains que chargent les œuvres. Ecoute quels démons
nous soufflent la vie. Le plus lâche refuse de se reti-
rer sans combattre. Ah ! nous ne sommes pas une race
de suicides. L'activité circule dans les veines de notre
peuple, aucun effort ne nous coûtera pour guérir. De
tous les lieux, de tous les âges, immortelle, pourquoi
refuserais-tu ton conseil? Fille de la nature et supérieure
à ta mère, ainsi tire de notre sol des générations meil-
leures que lui.
Nous relisons tous tes poètes. Ronsard, Racine, La
Fontaine, Molière ont reparu à nos chevets. Comme
nous reprenons le chemin de Versailles! Sans dédai-
gner les jeunes merveilles du gothique, nous rendons à
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INVOCATION A MINERVE 295
la colonnade unique, à celle du Louvre, son rang. Notre
Poussin commence d'être relevé de Foubli. Lorsque nous
parlons du grand siècle, nous ne pourrions plus ajou-
ter comme Michelet autrefois : « c'est le xviii® siècle »,
et, bien que nous n'ayons rejeté aucune vraie gloire,
nous savons quelle est la plus belle. Le sentiment de nos
destinées nous est revenu. Cependant il est vrai que le
cœur chaud est resté sombre ; les mains sont mala-
droites et les têtes appesanties. Il dépendrait de toi de
récompenser tant de vœux! N'a-t-on pas dit que ton
image, taillée en un marbre très pur, vient de repa-
raître au soleil d*une vieille ville? C'était à la fin du
premier mois de l'année nouvelle. Celte statue te repré-
sente long voilée, tenant une pique, armée du bouclier où
s'enlacent les hydres. Une découverte semblable annonça
pour l'Italie la première des renaissances ; mais, comme
ce n'était qu'un portrait de Cypris, quelque chose
manque à la Renaissance italienne. Déesse amie de
l'homme, ton charme seul peut nous introduire au
divin !
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Appendice II
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Appendice II
FORMULES POLITIQUES ET MORALES
D'AUGUSTE COMTE
L^esquisse général de la philosophie positive n'a pas per-
mis de développer le détail de certaines idées politiques
et morales, qui ont beaucoup contribué, ces dernières
années, à l'influence et au succès croissant d'Auguste
Comte. 11 me paraît utile de détacher un certain nombre
de passages qui déterminent assez bien le caractère de
sa doctrine sur quelques points controversés.
{^ LE POSITIVISME DANS SON RAPPORT
AVEC LES CATHOLIQUES ET LES PROTESTANTS
« Je dois spécialement approuver, et même encou-
rager, le projet de publication que vous me soumettez,
et qui, s'il est bien exécuté, pourra beaucoup seconder
notre propagande. Peut-être ^ au lieu du mot « Anarchy »,
vaudrait-il mieux ^ dans votre triple titre ^ mettre « Pro-
testantism », surtout en vue de votre milieu, mais sans
altérer l'équivalence radicale des deux termes. Le
moment est venu de réaliser le vœu que je formais en
1841, dans une note de ma Philosophie positive (t. V,
p. 327), de concentrer les discussions philosophiques
et sociales entre les catholiques et les positivistes, en
écartant, d'un commun accord, tous les métaphysiciens
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300 APPENDICE II
OU négativistes (prolestants, déistes et sceptiques),
comme radicalement incapables de coopérer à la cons-
truction qui doit distinguer le xix* siècle du xviii*. Il faut
maintenant presser tous ceux qui croient en Dieu de
revenir au catholicisme^ au nom de la raison et de la
morale; tandis que, au même titre, tous ceuœ qui n^y
croient pas doivent devenir positivistes.
« Quoiqu'on ne puisse pas espérer que cette netteté de
situation se réalise dans le milieu britannique ou ger-
manique, nous devons pourtant faire toujours sentir
combien le protestantisme, sous tous ses modes^ est con-
traire au siècle de la construction. Si, comme je Tespère,
la France se débarrasse du budget ecclésiastique, il
sera bientôt facile de combiner les catholiques avec les
positivistes contre les négativistes quelconques. » (Lettre
à John Metcalf, 1856.)
2° LA VÉNÉRATION
« Si l'état révolutionnaire consiste chez les praticiens,
en ce que tout le monde prétend commander, tandis que
personne ne veut obéir, il prend chez les théoriciens une
autre forme non moins désastreuse et plus universelle, ow
chacun prétend enseigner et personne ne veut apprendre. . .
Si vous faisiez une lecture journalière de V Imitation,
vous reconnaîtriez cela, qui vous servirait mieux que
les résultats, intellectuels ou moraux, d'une avide lec-
ture des journaux, revues ou pamphlets. Onnepeut, sans
la vénération, ni rien apprendre, ni même rien goûter,
ni surtout obtenir aucun état fixe de l'esprit comme du j
cœur, non seulement en morale ou en sociologie, mais
aussi dans la géométrie ou l'arithmétique. » (Lettre à f
Dix-Hutton, 1855.) /
3° LES DOGMES DE LA RÉVOLUTION
« Une vaine métaphysique, se sentant incapable
d'aborder sérieusement Timmense question de l'ordre,
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/
FORMULES DAUGUSTE COMTE 301
avait même tenté de l'interdire, en imposant matérielle-
ment un respect légal pour les dogmes révolutionnaires
que toute doctrine vraiment organique doit préalable-
ment exclure » (1857).
4* SOUVERAINETÉ DU PEUPLE ET ÉGALITÉ
« Depuis trente ans que je tiens la plume philosophique
j'ai toujours représenté la souveraineté du peuple comme
une mystificationoppressive etTégalité comme un ignoble
mensonge. » [Lettre au (?*' Bonnet^ 1®"^ décembre 1855.)
5<* LE PARLEMENTARISME
w L'opinion française permit ensuite le seul essai sé-
rieux qui pût être tenté parmi nous d'un régime particu-
lier à la situation anglaise. Il nous convenait si peu que,
malgré les bienfaits de la paix occidentale, sa prépondé-
rance officielle pendant une génération nous devint
encore plus funeste que la tyrannie impériale : en faus-
sant les esprits par l'habitude des sophismes constitu-
tionnels, corrompant les mœurs d'après des mœurs vé-
nales ou anarchiques, et dégradant les caractères sous
l'essor croissant des tactiques parlementaires. » [Pol.
2)05., II.)
6° LE CÉSARISME ADMINISTRATIF
«... Dernière conséquence générale de la dissolution
y du pouvoir spirituel, l'établissementde cette sorte d'auto-
cratie moderne qui n'a point d'analogie exacte dans
V l'histoire et qu'on peut désigner, à défaut d'expression
plus juste, sous le nom de ministérialisme ou de despo-
tisme administratif. Son caractère organique propre est
la centralisation du pouvoir poussée de plus en plus au-
delà de toutes les bornes raisonnables. Son moyen géné-
ral d'action est la corruption systématisée. » [Considéra-
tions sur le pouvoir spirituel^ 1826.)
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V
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302 APPENDICE II
7"* LA ROYAUTÉ
Le dernier fragment cité date de 1826, mais a été
réimprimé en 1854 comme témoin d'une invariable doc-
trine.
Reste à déterminer comment cet ennemi de la démo-
cratie, de la bureaucratie, du parlementarisme, des
principes de la Révolution et du protestantisme même,
a pu être républicain. Jusqu'à quel point nVt-il pas été
royaliste? La république d'Auguste Comte prend pour
devise « liberté et ordre public ». Elle est gouvernée par
deshommes d'Etat, « pursdetoute croyance anarchique »
(Lettre au D"" Audiffrend) ; elle exclut le Parlement, la cen-
tralisation et le plébiscite. Elle est présidée par un dicta-
teur, soumis au régime de l'hérédité sociocratique, c'est-
à-dire qui choisit lui-même son successeur. On trouvera
partout le mécanisme du système, qui est expérimenté au
Brésil.
Page X de V Appel aux conservateurs^ écrit en 1855,
c'est-à-dire trois ans après le Deux-Décembre, Au-
guste Comte envisage la royauté comme « le moyen
de salut le plus extrême » auquel les amis de l'ordre
pourraient être conduits en un cas, un seul cas bien spé-
cifié, le cas où « l'anarchie parlementaire » se « rétabli-
rait momentanément ». Cette éventualité paraissait alors
impossible auphilosophe. Il avouait que le retourde cette
« anarchie », de cette « aberration » n'était pas concevable.
Mais il ajoutait que, dans ce cas, sous la Monarchie .
nécessairement rappelée pour sortir du désordre, « le po- /
sitivisme continuerait à se développer en utilisantles pro- /
priétés du régime qui protégea le premier essor de la syn- j
thèse universelle ». La légitimité lui avait toujours paru
fournir le meilleur mode pour instituer la transition orga- \
nique, et il appelait le ministère de Villèle (1821-1828), /
« le plus honnête, le plus noble et le plus libre de tous les /
régimes sous lequel il eût vécu jusqu'en 1855». Il conviait
les « âmes aptes à représenter la postérité à ne pas oublier
le nom du digne président de la dictature légitimiste ».
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FORMULES D'AUGUSTE COMTE 303
L'avantage d'un go\x\eTnemeniohr autorité se transmet
selon le même mode que la propriété était loin de lui
échapper. Il s'objectait que ce régime fut peu populaire.
C'est pourquoi, pensait-il, cette monarchie ne pourrait
revivre que «passagèrement». Mais, en 1860, trois ans
après la mort de Comte, l'empire devenant libéral réta^
blit un parlementarisme, qui devint, en 1870, démocra-
tique et républicain, et cette double et triple « aberration
anarchique» devait motiver, d'après Comte, la restaura-
tion de la monarchie légitime. Ce péril intérieur était
d'ailleurs accompagné d'un bouleversement en Europe.
Quatre grandes guerres, en 1859, 1866, 1870 et 1878,
fortifiaient des dynasties déjà puissantes, développaient
les compétitions nationales et redoublaient l'ambition
des empires. Comte se demanderait certainement au-
jourd'hui si le péril extérieur n'est pas de nature à
ramener vers la légitimité non seulement les hommes
d'ordre, mais les « inclinations » de la foule elle-même.
S
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TABLE DES MATIÈRES
Pagres.
Dédicace 5
L'Avenir de Tintelligence 19
L'illusion 21
Grandeur et décadence 25
La difficulté 42
Asservissement !.. 68
L'Aventure 96
Auguste Comte
19 JANVIER 1798. — 5 SEPTEMBRE 1857 103
L'anarchie au xix* siècle 106
L'Ordre positif d'après Comte 113
Valeur de l'Ordre positif 138
Le Fondateur du positivisme 142
Le Romantisme féminin
Allégorie ou SENTIMENT désordonné 155
Madame Renée Vivien 157
Madame de Régnier 179
Madame Lucie Delarue-Mardrus 192
Madamela comtesse de Noailles 209
Leur principe commun 221
MademoiseUe Monk
ou LA GÉNÉRATION DES ÉVÉNEMENTS 257
Appendices 287
TOI »S, IMPRIMERIE DESLIS FRÈRES
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THE UNIVERSITY OF MICHIGAN
DATE DUE
APR151990
JAN 2 6 1996
il
3 90
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